2014 sera l’année internationale de l’agriculture familiale nous dit l’ONU. La question alimentaire est plus que jamais à l’ordre du jour parce que partout les organisations paysannes ou d’agriculteurs, les coopératives agroalimentaires, les organisations de coopération internationale, la FAO, agence de l’ONU dédié à cette question et plein d’autres ont lancé le message aux États membres de l’ONU qu’il y avait urgence. Que pouvons-nous faire au Québec sur cet enjeu ? Beaucoup. UPA DI a le gros de l’initiative en la matière. Le GESQ a été inspiré par cette organisation pour la réalisation de son université d’été en mai dernier avec d’excellents contenus qu’on retrouve dans le cahier spécial du Devoir portant sur Agriculture et développement durable. Dans la foulée, le 2e Sommet international des coopératives qui se tiendra exactement dans un an (du 6 au 8 octobre 2014) en a fait également une priorité et les Rencontres du Mont-Blanc en novembre prochain aussi. À plus petite échelle, le Fonds Solidarité Sud fera sa campagne 2013-2014 en soutenant une organisation paysanne sénégalaise. C’est avec cet horizon d’inspirer quelque peu les débats de cette mouvance que j’avance ici quelques pistes sur lesquels travailler dans la décennie qui vient tant au Nord qu’au Sud.

Cahier spécial journal Le Devoir 22 mai 2013

Le «coup de pouce de Manchester» : le dernier congrès de l’Alliance coopérative internationale (ACI)

En 2012, l’ACI a bougé fortement. C’est en effet à l’occasion de la rencontre de Manchester à la fin de l’automne dernier que la direction de l’ACI a déposé un document d’orientation annonçant les priorités de cette organisation jusqu’à 2020. Le document intitulé Plan d’action pour une décennie des coopératives est le fruit d’un groupe de travail intercontinental. Ce n’est pas un document parmi d’autres. C’est une pièce maîtresse dans laquelle on retrouve notamment un éloquent préambule : « …Après cinq années de turbulences financières, les économies les plus développées du monde demeurent en état de crise sans qu’aucune issue ne se profile et les économies en développement sont entravées dans leur quête des Objectifs du Millénaire pour le Développement… » D’où découlent cinq priorités. Pour ce qui relève de l’enjeu de la sécurité alimentaire dans ce document, j’en retiens deux.

  1. La priorité du développement durable : bien qu’il existe quelques exceptions locales, actuellement le développement durable n’est pas un terme universellement associé aux coopératives. C’est ce qui doit changer… Le défi 2020 est que la forme coopérative d’entreprise devienne en 2020 le leader reconnu en matière de développement durable sur le plan économique, social et écologique. Le mouvement doit démontrer un grand engagement envers le DD ainsi qu’une contribution au DD sur trois définitions: économique, social et écologique. C’est sans ambiguïté ! La question qui demeure néanmoins est celle du chemin pour y arriver, des stratégies à mettre en oeuvre, bref du comment. C’est ce à quoi le Sommet international de 2014 et les RMB devront s’attaquer avec vigueur.
  2. En second lieu, la priorité de la capitalisation propre des coopératives pour changer les choses et se positionner sur le marché de façon distincte des multinationales: a) développer des fonds nationaux et un fonds mondial de développement coopératif; b) faire émerger un commerce mondial entre coopératives; c) créer de nouveaux instruments financiers. Tout cela figure dans le coffre à outils des nouvelles pistes de l’ACI.

L’enjeu agroalimentaire sur la planète : le grand paradoxe

« Il y a de 20 à 25 millions d’exploitations dans le monde, qui font de l’agriculture industriellement intensive, ce qui représentent 30 à 40% de la production mondiale. Mais cette exploitation vit présentement une hausse des coûts de l’énergie, génère beaucoup de gaz à effet de serre, est dommage pour la biodiversité et entre dans une phase de rareté » nous dit l’agroéconomiste français Michel Griffon dans ces deux ouvrages (2006 et 2011). Par exemple, la demande pour plus de viande ne fait qu’accentuer les besoins en terres (production de maïs et de soya) pour alimenter le bétail. C’est notamment le problème de la Chine. Si, de plus, on va vers les agrocarburants (de première génération comme l’éthanol) parce que l’agriculture et la forêt sont les candidats au remplacement du pétrole, on voit tout de suite se profiler le cercle vicieux.

« Puis il y a deux milliards 400 millions de petits exploitants peu mécanisés, ne disposant pas d’un régime sanitaire adéquat, peu productive et dont l’enjeu est d’accroître leurs rendements » avec, en autant que faire se peut, une orientation à développer pour favoriser des techniques dont les coûts seraient faibles et une production favorisant le respect de l’environnement afin de rendre les terres plus fertiles. Le grand paradoxe : les 2 milliards de personnes qui ont faim dans le monde sont d’abord des paysans (Brunel, 2009 ; Carfantan, 2009). Oui mais pourquoi ce paradoxe et pourquoi ce grand écart entre petits et grands exploitants? Une bonne partie de la réponse réside dans la main-mise de l’agro-business sur l’ensemble de la filière agroalimentaire à l’échelle internationale et sur l’inertie de la plupart des États en matière de politiques publiques.

La main-mise de l’agro-business

Au Nord et encore plus au Sud, l’enjeu de la souveraineté alimentaire n’a pas surgi à l’avant-scène internationale par hasard. Cela tient au fait que l’agriculture et la filière alimentaire subissent, tendanciellement, le même traitement industriel et financier que les autres activités économiques. Résumons la chose : de grandes firmes multinationales assurent l’agrofourniture (Monsanto, Bunge, Sugenta, ADM, Dupont, etc,) ; de grandes firmes multinationales contrôlent la transformation agroalimentaire (Nestlé, Coca-Cola, General Mills, Kraft Foods, Unilever, Smithfield Food, etc.) ; de grandes firmes multinationales ont pris en charge la grande distribution de masse (Walmart, Carrefour, Tesco, etc.) dans un marché de plus en plus international. Ajoutons-y ceci : c’est un marché qui ne dispose que de peu de protections sociales pour les petits producteurs… Bref il y a là une asymétrie marquée entre d’un côté des producteurs qui restent dispersés et de relativement petite taille dans des pays souvent politiquement instables et de l’autre les géants du secteur qui sont de plus en plus concentrés et qui dominent la commercialisation des produits de même que tout l’aval de cette filière avec une opacité qui n’est pas la moindre de ces caractéristiques. Le Québec grâce au mouvement coopératif et au mouvement syndical dans l’agriculture et l’agroalimentaire a pu s’approprier, en dépit de leurs différends (Morisset, 2010 : 350) une partie du marché et développer, dans certains cas, des politiques distinctes du secteur privé. Comme quoi, le rapport de forces n’est pas toujours favorable aux mêmes groupes. Lutte de longue haleine cependant, lutte du syndicalisme agricole québécois qui a construit ses acquis sur de très nombreuses décennies (voir les historiens Kesteman et alii, 2004).

Mise en perspective

L’agro-business a trouvé et pourrait encore plus dans l’avenir trouver le mouvement coopératif et les organisations de petits agriculteurs et de paysans sur son chemin car il existe des organisations paysannes, des coopératives agricoles et des organisations de coopération internationale (des OCI comme SOCODEVI, UPA DI ou DID) qui grandissent, se fédèrent, occupent du terrain tant sur le plan économique que politique en négociant en groupes nationaux et même transnationaux. Résultat, il est possible dans certains coins de pays, certaines régions du monde, certaines communautés de restaurer la capacité de conservation des produits, d’assurer un transport durable de ces produits, de favoriser la transformation locale de ces produits et même d’en arriver à une régulation de l’offre dans certains pays à l’échelle nationale.

La condition première est sans doute de redonner à la notion de politique agricole toute sa valeur là où des États l’ont abandonné. On touche ici du doigt la question de la souveraineté alimentaire et du développement durable. À ce chapitre, il y a quelques réalisations marquantes ici et ailleurs de coopératives et d’organisations paysannes qui vont dans ce sens. Reste que ces initiatives ne donneront jamais leur pleine mesure s’il n’y a pas de politiques publiques de développement durable en matière d’agricole et d’alimentation car les initiatives dont nous parlons sont constamment freinées dans leur développement par la toute-puissance des lobbies des multinationales et de la finance mondialisée. Et il n’y a/aura donc pas de politiques publiques qui tiennent/tiendront la route sans mobilisations fortes de la part de mouvements sociaux centrés sur cet enjeu. La question qui est au coeur de cet enjeu : peut-on laisser aux multinationales la responsabilité de nourrir la planète dans les décennies à venir ? Seules les entreprises coopératives et les organisations paysannes peuvent modifier cet avenir dans une autre direction.

Dans cette perspective, sur quelles thématiques porter notre dévolu ?

À coup sûr sur les sujets les plus sensibles et les plus urgents. Quels sont-ils?

  1. D’abord la question de la sécurité alimentaire dans une perspective internationale avec un volet Nord et un volet Sud. Au Nord, c’est le volet de la commercialisation des produits mais avec la sensibilité actuelle des consommateurs qui est, pour les entreprises, d’assurer la qualité des produits et leur traçabilité notamment. Volet Sud, c’est l’urgence, en termes économiques, de développer des systèmes collectifs de mise en marché pour garantir l’accès aux produits. «C’est notamment l’enjeu du stockage de produits agricoles pour assurer la sécurité alimentaire dans les pays du Sud qui a fait la différence au moment des crises» nous disait en entrevue André Beaudoin, secrétaire général de l’UPA DI depuis sa fondation il y a 20 ans (1993). Et c’est cette veine de travail que la FAO a découvert. D’où l’entente de l’automne dernier entre UPA/UPA DI et la FAO. Par ailleurs, le problème commun au Nord et au Sud est l’accaparement des terres et la spéculation qui l’accompagne.
  2. Ensuite, dans la veine annoncée par le document d’orientation de l’ACI, le défi du développement durable en matière d’agriculture et d’alimentation. En poussant le bouchon plus loin, la question sensible est : comment passer d’une agriculture industriellement et chimiquement intensive à une agriculture écologiquement intensive? Compte tenu de l’échec des États à s’entendre sur les réponses à donner à la menace du réchauffement climatique, comment et sur quoi les mouvements sociaux doivent-ils opérer une transition écologique de l’agriculture (Lipietz, 2009). Quelques points d’appui à examiner de près : interdire la déforestation; protéger les cours d’eau avec des plantations (arbres, arbustes); traiter les eaux usées et trier les déchets pour en faire du biogaz; cultiver en terrasses pour éviter l’érosion et la dégradation des sols; reboiser les terres et les rives des cours d’eau; ne pas utiliser ou utiliser le moins possible de pesticides; utiliser des engrais organiques; miser sur des alternatives au pétrole (biomasse agricole et/ou forestière de 2e génération, énergies renouvelables, etc.); développer l’agroforesterie…et j’en passe!
  3. Les politiques publiques en matière d’agriculture et d’alimentation de la part des États.
    C’est ici qu’intervient le pendant politique de la sécurité alimentaire, la souveraineté alimentaire. Quelles politiques pour soutenir la petite exploitation familiale? Quelles politiques pour contraindre les multinationales? Comment se défaire de la spéculation sur le prix des produits agricoles? Comment éviter l’accaparement des terres?…D’où la nécessité des mouvements sociaux de faire entendre une parole publique plus forte à ce propos.
  4. La capitalisation des coopératives et organisations similaires pour assurer leur part du marché : la commercialisation des produits, le transport adéquat (par train plutôt que par camion par exemple), la transformation locale (et des circuits courts de commercialisation), la régulation de l’offre… En s’assurant un financement propre et donc en n’allant pas en bourse comme certaines coopératives agricoles canadiennes l’ont fait. En misant plutôt sur des fonds de travailleurs et sur des institutions financières coopératives comme l’ont fait les coopératives agricoles québécoises récemment. Subsidiairement, la responsabilité des grandes coopératives en termes d’investissement socialement responsable doit être prise en compte systématiquement : quelle politique de placements avons-nous? qu’est-ce qui distingue cette politique des politiques de placements des entreprises capitalistes?… En se rappelant la phrase-choc du document de l’ACI : « bien qu’il existe quelques exceptions locales, actuellement le développement durable n’est pas un terme universellement associé aux coopératives. C’est ce qui doit changer… »
  5. La solidarité internationale en matière d’agriculture entre organisations du Nord et organisations du Sud. C’est ici qu’entrent en scène les organisations de coopération internationale du mouvement coopératif et du mouvement des agriculteurs (DID, SOCODEVI, UPA DI…) pour soutenir la professionnalisation des organisations paysannes et coopératives dans les pays du Sud et le développement d’une agriculture viable et durable.

Pour en savoir plus

Ceux qui pour qui la chose intéresse particulièrement, nous vous suggérons ici un ensemble de lectures (ouvrages, articles et textes courts) :

1. Sur l’agriculture dans le monde

  • Brunel, S. (2009). Nourrir le monde, vaincre la faim, Larousse, Paris.
  • Carfantan, J.-Y. (2009), Le choc alimentaire mondial, Albin Michel, Paris.
  • Favreau, L. et E. Molina (2012), Le mouvement coopératif québécois et la solidarité internationale. L’expérience de SOCODEVI. Éd. ARUC-DTC, ARUC-ISDC avec la collaboration de SOCODEVI. Disponible sur le site de la CRDC à l’Université du Québec en Outaouais :
  • Favreau, L. (2013). Agriculture familiale et solidarité internationale avec les organisations paysannes au Sud : l’expérience de UPA DI (entrevue avec le secrétaire général de UPA DI) : carnet de la CRDC et 2e article (la suite)
  • Griffon M. et F. Griffon (2011), Pour un monde viable. Changement global et viabilité planétaire. Éd. Odile Jacob, Paris.
  • Griffon, M. (2006), Nourrir la planète, Éd. Odile Jacob, Paris.
  • Houée, P. (2009). Repères pour un développement humain et solidaire, Paris, Éd. De l’Atelier.
  • Lipietz, A. (2009). Face à la crise : l’urgence écologique, Ed. Textuel, Paris.
  • Mcsween, Nathalie (2011), Nourrir le monde, nourrir l’Afrique : les luttes paysannes ouest-africaines mises en perspective. Carnet de la CRDC
  • Robin, M.-M. (2011). Notre poison quotidien, Paris, La Découverte.

2. Sur l’agriculture au Québec et dans le monde

  • Doucet, Chantale (2010), Agricultures, souveraineté alimentaire et coopératives : les enjeux. Carnet de la CRDC
  • GESQ (2010), La souveraineté alimentaire, Université d’été du GESQ, Centre d’arts du Mont-Orford, Estrie (disponible sur le site du GESQ).
  • Kesteman, J.-P., G.Boisclair, J.M. Kirouac et J.Morneau (2004), Histoire du syndicalisme agricole au Québec, Boréal, Montréal.
  • Morisset, M. (1987). L’agriculture familiale au Québec, Paris, L’Harmattan.
  • Morisset, M. (2010). Politique et syndicalisme agricoles au Québec, Québec, PUL.

Billets disponibles sur la toile
Treize billets de mon cru dans le blogue Oikos portant sur des sujets d’intérêt liés aux enjeux alimentaires (textes de 1 page et demi en moyenne) :

Des expériences pertinentes de transition écologique de l’agriculture et de l’aménagement durable des forêts :

Des expériences pertinentes de développement coopératif ou d’organisations paysannes qui pèsent sur le rapport de forces avec les multinationales

Coopératives et développement social durable

Deux numéros incontournables de la revue Vie Economique

Sur la crise du capitalisme et les réponses des coopératives
Dans le mouvement coopératif, on semble prendre de plus en plus conscience de la profondeur de la crise et de sa portée internationale. On découvre aussi que les coopératives, par leur approche, s’en sortent mieux comme entreprises. De plus, de façon plus offensive, ses dirigeants affirment plus vigoureusement que les coopératives font partie des alternatives économiques à cette crise. Sans compter un diagnostic nouveau, notamment chez Desjardins, aux Rencontres du Mont-Blanc (RMB) et au sein de l’Association coopérative internationale (ACI) jugeant que les coopératives sont politiquement timides. Ce numéro de la revue Vie économique veut explorer ce qui est en train de changer au sein de ce mouvement aujourd’hui : 1) une plus forte internationalisation ; 2) une distance critique du capitalisme qui avait été remisée depuis un bon moment ; 3) sa légendaire neutralité politique de plus en plus questionnée ; 4) le virage écologique de certains réseaux à la faveur de Rio+20, etc. Sommes-nous à la veille d’un important tournant ? 14 auteurs tentent d’y répondre.

Sur la solidarité internationale de mouvements sociaux et des OCI par temps difficiles
La solidarité internationale s’est développée de façon nouvelle entre les mouvements sociaux du Nord et du Sud au cours de la dernière décennie, profitant notamment de l’arrivée des Forums sociaux mondiaux. L’évolution de la conjoncture générale pose cependant des défis de taille aux organisations québécoises et canadiennes et à leurs partenaires du Sud. Le nouvel agenda international de l’efficacité de l’aide (AIEA) a indiqué un changement de priorité des États. L’arrivée d’un gouvernement conservateur a en outre inversé le paradigme de la coopération internationale de proximité existant depuis 40 ans.
Mais à l’heure des Forums sociaux mondiaux, des rencontres internationales du mouvement syndical international (dont la Confédération syndicale internationale), des rencontres internationales du mouvement agricole et paysan, des rencontres internationales pour développer des alternatives économiques (rencontres internationales de l’Alliance coopérative internationale, les Rencontres du Mont-Blanc, le Sommet Desjardins/ACI…)… il est fort utile de prendre la mesure de l’engagement québécois dans cette internationalisation des solidarités tout en s’inspirant de pratiques innovatrices ailleurs au Nord comme au Sud. Les futurs paradigmes du développement sauront-ils s’attaquer davantage aux fondements des inégalités et à l’urgence écologique ? 12 auteurs ont été convoqués pour faire l’examen de la question.