Le mouvement coopératif a récemment relancé la discussion sur son Projet de société. Les dirigeants de la CSN s’apprêtent à relancer la leur par une réflexion sur les « modèles alternatifs de développement » signalant déjà quelque chose : l’horizon, dans la gauche démocratique, se met au pluriel, pas au singulier. Dès lors, se demande-t-on, que penser de la diversité actuelle de cet horizon avec les notions d’« économie plurielle », de « social-démocratie », d’« altermondialisation », de « new deal vert ? D’abord cela signifie très clairement que nous sommes encore dans une période relativement exploratoire. Ensuite, des mots comme « sortie de crise du capitalisme » font peur (veut-on dire par là qu’il faille le renverser ?). La notion de « socialisme », courante en Europe et en Amérique latine, en inquiète encore plus qui y voient immédiatement toutes les dérives autoritaires.

Voici donc une contribution à ce débat sur les « modèles alternatifs de développement », contribution telle que je l’ai portée dans le numéro d’automne de la revue Vie économique. Je m’attaque à quelques angles morts des réflexions de la gauche démocratique [1] : l’urgence écologique ; la solidarité internationale et le registre actuel de politisation (ou de dépolitisation) des mouvement sociaux québécois. Je vous suggère par ailleurs une visite sur le site de la revue. On y trouvera une dizaine de contributions sur le thème général de la social-démocratie. On lira également avec profit l’entrevue de l’historien Jacques Rouillard sur l’apport du syndicalisme à la social-démocratie (Le Devoir du 27 novembre dernier).

Entrée en matière

D’entrée de jeu, je dirais que le divorce est de plus en plus manifeste entre, d’un côté, les valeurs de l’économie dominante et les valeurs de société portées par les mouvements sociaux. Les mouvements sociaux refusent en principe cette idée reçue d’une séparation entre justice sociale et création de richesse. De là à porter un projet de société alternatif, c’est autre chose! Et lequel de toute façon!? J’appartiens à une génération d’intellectuels et de militants qui ont appris avec le temps à se méfier des différents communismes, trop autoritaires et déterministes mais aussi des social-démocraties, généralement trop molles et trop collées sur les institutions. Même renouvelée, le projet social-démocrate ne me stimule pas particulièrement si on le compare avec de nouveaux projets qui émergent de la mouvance écologique (écologie politique par exemple) ou altermondialiste (certains courants du Forum social mondial branchés tout à la fois sur la résistance au capitalisme mondialisé et à la construction d’alternatives). Cela étant dit, j’ai été partie prenante d’un courant socialiste autogestionnaire dans les années 1970-1980, lequel n’a jamais véritablement fait son bilan. Esquisse d’une problématique sur la sortie du capitalisme aujourd’hui.

Capitalisme et équité sont inconciliables

Capitalisme et équité sont inconciliables. La crise actuelle n’est pas seulement financière et économique. Elle est écologique et sociale. C’est une crise globale qui nous force à réinterroger nos partenariats comme le disait si bien François Chérèque, secrétaire général de la CFDT au Congrès de la centrale syndicale en juin dernier: «La crise n’a jamais été aussi forte et les inégalités aussi grandes. Notre conception du compromis social ne peut plus être la même». En fait, ne sommes-nous pas dans une période, depuis 10 ans, de réouverture des conflits – plutôt que de partenariats – et de repolitisation des mouvements sociaux plutôt que de processus d’institutionnalisation considérés globalement comme positifs ?

Comment réinventer l’économie et l’orienter vers un type de société qui entend respecter les équilibres écologiques et en même temps être porteuse de justice économique et sociale ? Telle est, à mon avis, la question centrale. On ne part pas de zéro : des solutions à ces questions sont déjà en partie contenues dans des pratiques innovatrices de mouvements mais la pression capitaliste, tout comme celle des pouvoirs publics, est très forte. En fait, elles ne sont pas, pour la plupart, coupler avec des alternatives globales. Certaines organisations s’interdisent même de réfléchir dans ce registre.

1. S’interroger sur la nature de la crise

Ce qui frappe aujourd’hui plus qu’hier, c’est le divorce plus manifeste entre, d’un côté, les valeurs de l’économie dominante soit le «tout au marché», l’appât du gain et le triomphe de la cupidité, et de l’autre, les valeurs de la société portées par des mouvements sociaux soit la démocratie, la justice économique et sociale, le développement durable et solidaire des communautés, l’équité hommes-femmes. La réflexion d’aujourd’hui cherche donc davantage à s’interroger sur la nature de la crise liée à ce divorce. On ne peut se satisfaire de ce trop court diagnostic qui considère la crise comme étant seulement financière (le crédit débridé) et économique (déstabilisation des entreprises, montée du travail précaire et chute de l’emploi). Il faut pousser plus loin et considérer que la crise est globale sans être totale (puisque certains pays s’en tirent nettement mieux que la majorité) : économique à coup sûr, sociale par la montée des inégalités mais aussi, et à la même hauteur, écologique (alimentaire, énergétique et climatique).
 
Bref, pour faire court, on assiste à la tendance suivante : accélération de la mondialisation financière et influence plus grande des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), montée en puissance des entreprises multinationales, affrontement agricole mondialisé à l’OMC, expansion des migrations internationales, internationalisation des nouvelles technologies des communication, pays émergents du Sud devenus économiquement des concurrents des pays du Nord et politiquement incontournables (Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud) dans certaines grandes négociations internationales (à l’OMC par exemple) et addition de catastrophes écologiques (marée noire du golfe du Mexique, inondations au Pakistan…).

En poussant plus loin, on voit bien que le changement climatique, la crise alimentaire et la crise énergétique se télescopent et se combinent à cette crise financière que peu de monde avait vu venir. Désormais certaines échéances peuvent être fatales étant donné les croisements de l’échéance climatique liée au seuil de réchauffement de la planète, de l’échéance énergétique liée à l’épuisement des ressources pétrolières (et de sa gestion spéculative) et de l’échéance alimentaire liée à la remise au marché de la fixation des prix qui montent en flèche. Le tout sur fond de scène d’une montée des inégalités qui consacre et perpétue la fracture entre le Nord et le Sud. Le monde dans lequel nous vivons est ainsi devenu plus instable et plus imprévisible. Cela ressortait assez bien comme tendance lors de la Conférence internationale de Gatineau à l’automne 2008 où participaient quelque 375 personnes venues de tout le Québec [2] tout comme celle de Lévis récemment où 600 personnes étaient réunies pour discuter d’alternatives au capitalisme.

Sur le plan politique, les mutations sont aussi fortes : dans les pays du Sud, les institutions de Bretton Woods ont imposé leurs recettes néolibérales : moins d’État social, privatisations, pression par la dette, refus de financement de politiques sociales, limitation de la liberté d’association. La précarité s’est installée. L’État s’est décrédibilisé, la pauvreté s’est généralisée. Avec les émeutes de la faim de 2008, le seuil de l’inacceptable a été franchi. L’État social au Sud n’est pas une réalité très solide parce que les régimes politiques autoritaires sont encore très nombreux, sinon majoritaires, et l’aide publique au développement essoufflée et fragmentée. Ce qui conduit des associations citoyennes de toute sorte à se mobiliser pour un État de droit (droits politiques ou civiques) et un État social (responsable de la redistribution économique et sociale de la richesse) dans le cadre d’actions collectives de plus en plus transnationales comme on le voit dans le mouvement paysan et dans celui des travailleurs en Europe et au Sud.

Le télescopage des crises et leur internationalisation croissante amènent donc plusieurs analyses à conclure non seulement à une interdépendance accrue des États mais à une interdépendance plus importante des mouvements sociaux qui évoluaient jusqu’à récemment dans un cadre principalement national. Il ne faut donc pas s’étonner d’une demande de réflexion et d’intervention qui épouse la perspective internationale (Nord-Sud et Sud-Sud). L’écologie est d’emblée une question planétaire, les organisations agricoles font face à l’OMC à Genève plutôt qu’à Ottawa, des entreprises de diverses régions du Québec se délocalisent… Enjeux locaux devenus globaux, enjeux globaux devenus locaux.

2. Le renouveau de la pensée socio-économique et politique aujourd’hui

En fait aujourd’hui, chez un certain nombre d’intellectuels (chercheurs et journalistes) et dirigeants de mouvements au Québec, la réflexion s’est enrichie d’une thématique plus générale cherchant à revisiter l’ensemble de l’économie et sa crise plutôt que de s’en tenir à une ou l’autre de ses facettes: «Imaginer l’après-crise» de Jean-François Lisée; la «social-démocratie renouvelée» du consortium de recherche pour le renouvellement de la social-démocratie ou «des voies pour réinventer l’économie» de la revue chrétienne de gauche Relations. Première constante : le retour à la notion de capitalisme (et sa critique comme système économique dominant). D’autres vont plus loin en introduisant plus nettement deux choses : l’urgence écologique et l’ouverture à la dimension planétaire des enjeux. C’est le cas notamment du dossier «le monde d’après» du magazine français Alternatives économiques; de l’ouvrage «Sauver la planète en sortant du capitalisme» du journaliste Hervé Kempf; du courant de l’«écologie sociale et politique» d’Alain Lipietz ou de la «nouvelle narration du monde» de Ricardo Petrella.

Urgence écologique, justice sociale et solidarité internationale : pièces maîtresses d’un projet de société pour aujourd’hui

«Pour ceux et celles d’entre nous qui venons d’une expérience progressiste antérieure, comme la gauche socialiste, ce fut probablement un choc de mesurer l’ampleur des transformations dans la vie des sociétés humaines qu’implique l’écologie politique. Bien au delà des droits de l’homme ou de la redistribution des richesses, du pouvoir et de la propriété, l’écologie politique exige une transformation profonde de la vie matérielle, de la façon même de produire, de consommer, de partager la vie de la communauté. En ce sens elle apparaît comme plus ‘radicale’ que toutes les idéologies progressistes antérieures».

Alain Lipietz, Europe Écologie, mai 2010.

Le XXe siècle a vu surgir un «New Deal» entre le capitalisme et le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi une série de compromis qui ont sorti les pays du Nord du capitalisme sauvage au bénéfice de régulations sociales : la notion d’État social rend bien compte de ses régulations parce que ce type d’État a été parachevé dans l’après-guerre en s’appuyant sur trois piliers : 1) le développement d’un important service public (éducation, santé, infrastructures…); 2) une fiscalité redistributive de la richesse collective (aides sociales diverses, régimes collectifs de retraite…) et 3) une action sur l’économie et l’emploi (législation du travail, politiques d’assurance emploi,…). Et, dans la même dynamique, la reconnaissance par les pouvoirs publics de la légitimité de certains mouvements sociaux: mouvement des travailleurs (syndicats), organisations de producteurs agricoles, mouvement coopératif et mutualiste, associations de consommateurs. La mobilisation sociale de ces mouvements et la volonté politique de partis politiques progressistes de construire des États sociaux auront favorisé la mise en place de telles régulations. Mais quoi pour le XXIe siècle ?

Aujourd’hui, d’une part, la justice sociale ne peut plus être pensée dans le seul cadre national et, d’autre part, la réponse à l’urgence écologique s’est fortement imposée. Dans des pays comme le nôtre, la croissance est sa propre fin et la surconsommation garantit que l’économie tourne. Cette logique de la surconsommation de masse prévaut mais elle est écologiquement insoutenable. Elle est surtout le contraire de ce que les mouvements sociaux s’évertuent à faire au jour le jour dans leurs luttes. Sans compter que tous les mouvements participent d’un commun refus : celui d’avoir à choisir entre la justice et le développement économique, choix que le capitalisme nous incite à faire chaque jour. On voit bien là l’opposition majeure, voire radicale entre deux conceptions de la vie en société.

 

3. Le capitalisme : de quelques raisons de vouloir en sortir

Beaucoup de choses ont changé sur le plan international dans les deux dernières décennies : grandes transitions économiques, politiques, sociales et environnementales de la planète; transformation des grandes organisations sociales nées ou reconstituées dans l’après-guerre tels le mouvement syndical, le mouvement des agriculteurs et le mouvement coopératif; émergence de nouveaux réseaux ou de nouvelles organisations : mouvement de la consommation responsable, économie solidaire et commerce équitable, réseaux de femmes dans les quartiers des bidonvilles du Sud, réseaux de développement local, etc. Sans compter l’internationalisation de l’action collective à travers l’expérience du mouvement international des femmes (MMF), des Forums sociaux mondiaux et d’une multitude de réseaux mis en œuvre par la société civile. La conjoncture économique et politique internationale, très incertaine et très instable, a ainsi ouvert une brèche qui a permis aux mouvements sociaux de commencer à se redéployer autrement.

Mais ces mouvements sociaux ne travaillent pas encore dans une perspective de réalisation d’un new deal écologique et social au Québec et à l’échelle de la planète. La référence historique au New Deal du XXe siècle est pertinente : dans les pays du Nord, cela a transformé la condition sociale des travailleurs et on a su développer un État social. Il n’est donc pas interdit de penser à l’émergence au XXIe siècle d’«une nouvelle utopie, une sorte de New Deal écologique, d’une entente générale entre les États visant un développement durable mais cette fois-ci à l’échelle mondiale [3]». Mais pour cela, il faut sortir du capitalisme.

Peut-on véritablement sortir du capitalisme? Historiquement, certains ont pensé avoir trouvé la réponse que ce soit la social-démocratie (par la régulation du capitalisme), le communisme (par le monopole d’État sur les moyens de production) ou le nationalisme populaire (par la décolonisation des pays du Sud). Nous n’en sommes plus là. Que voulons-nous dire alors par «sortir du capitalisme»? Du scénario modéré, centré sur la prospérité dans une perspective de développement durable, en passant pas celui de la social-démocratie renouvelée, plus marqué par la crise sociale et la nécessité d’un «tiers secteur» cohabitant avec l’entreprise publique et l’entreprise privée, au scénario plus influencé par l’écologie politique et la solidarité internationale, les débats restent entièrement ouverts. Autrement dit, il faut certes travailler à démocratiser davantage l’économie, notamment par le renforcement d’un secteur d’entreprises collectives qui cherche à placer la logique de la coopération plutôt que la concurrence au cœur du système économique et favoriser le renouvellement de l’État social, un État qui rend capable (soutien des capacités des communautés) mais aussi un État garant (des protections sociales pour tous). Condition nécessaire mais non suffisante.

Il faut aussi passer à une économie écologique. Plusieurs mouvements se sont mis au vert et notamment par le développement de coopératives mettant en valeur la biomasse forestière pour le chauffage d’établissements publics… ; par des filières d’activités économiques d’avant-garde tels que la bioénergie, l’éolien, l’agroalimentaire biologique, le récréotourisme… Mais plus largement, cela signifie rediriger une partie de l’argent public et de l’argent privé vers une économie verte; relocaliser les activités économiques, développer une fiscalité nouvelle (taxes «kilométriques» sur les transports…) ; miser sur les énergies renouvelables, diminuer la consommation énergétique de l’industrie, de l’agriculture, de l’habitat, du transport par des mesures incitatives fortes, voire contraignantes ; forcer les entreprises du secteur privé à assumer ses responsabilités sociales et écologiques. Bref l’écologie politique doit devenir une proposition politique centrale.

Enfin, intensifier la solidarité internationale Nord-Sud en stimulant des gouvernements locaux dans la mise sur pied de systèmes de fiscalité locale; en stimulant les capacités institutionnelles et communautaires en matière de santé, de services sociaux, d’éducation; en participant au développement de l’économie des communautés de ces pays comme le font plusieurs organisations de coopération internationale (OCI) et mouvements (syndical, agricole, coopératif).

Ces pistes, mises ensemble, permettent d’ouvrir la voie à une économie au service de la société. Quelques précisions à cet effet!

Première piste de sortie du capitalisme : la démocratisation de l’économie

La mondialisation en cours a relancé le débat sur la nécessité de repenser l’économie dans son ensemble. Le développement est prisonnier d’une définition trop restrictive qui l’associe la plupart du temps à la croissance. De plus en plus de mouvements vont par exemple proposer de relocaliser les activités économiques et de miser sur la coopération entre entreprises sur un même territoire et sur la participation des travailleurs aux destinées des entreprises. Repenser l’économie, c’est aussi miser sur des entreprises à propriété collective, autrement dit miser sur le renforcement d’un secteur non capitaliste plaçant la logique coopérative au cœur du système économique.

Deuxième piste de sortie du capitalisme : le renouvellement de l’État social

L’État social, au Québec et dans les pays du Nord en général, est partiellement tombé en crise parce qu’il n’est pas parvenu à sortir de la précarité quelque 20% de sa population active, parce qu’il a exclu la plus grande partie des citoyens et des travailleurs des processus de construction des grands services publics destinés aux communautés et aux régions et qu’aujourd’hui le «fondamentalisme de marché» affirme ouvertement ses vertus en tentant de démontrer qu’il peut faire mieux que l’État. 
 
Il faut un État régulateur mais aussi un État démocratique dans lequel les partenariats opèrent sur la base de choix politiques autonomes d’abord et non sur la base principalement d’activités d’influence par des lobbies politico-administratifs. Aujourd’hui au Québec, depuis une décennie, on ne maintient plus à l’ordre du jour des politiques progressistes. Le Québec social de la dernière décennie est entré dans une période plus réactive. Nous sommes sans doute à une étape critique de l’histoire de l’État social. Le mouvement général de ces États, au Québec et ailleurs, est moins lisible : brouillage de politiques publiques de plus en plus ciblées ou abandonnées au privé; tyrannie des modes de gestion du privé dans les services publics dictée par l’idéologie de la «nouvelle gestion publique»; utilisation de l’État comme pompier de service des banques dans le sillage de la crise financière. D’où l’interrogation : État-Providence ou État manager? Et subsidiairement, une intégration forte d’un certain nombre de mouvements et leur transformation en groupes d’intérêts, ce qui fait écran aux avancées de courants de gauche.

Troisième piste de sortie du capitalisme : se mettre au vert

Parce que la planète est engagée dans une crise écologique majeure et que le capitalisme a changé de régime, particulièrement depuis les années 1980, en réussissant à imposer «sa logique mortifère qui a généré une crise économique majeure et une crise écologique d’ampleur historique [4]», l’écologie politique est devenue, à mon humble avis, une proposition politique centrale.

Tout le monde aujourd’hui veut se mettre au vert. La question est de savoir ce que cache le «vert». Pour nous, cela signifie trouver des réponses satisfaisantes à l’urgence écologique car cette crise, avant, avec et après Copenhague, confirme, chiffres à l’appui, être la plus grave de toutes, celle du changement climatique, du réchauffement planétaire, de la perte de la biodiversité. Réponse : passer à une économie écologique car le changement climatique risque d’être irréversible dans des délais pas très éloignés.

Quatrième piste de sortie du capitalisme : construire un mouvement citoyen international

Les Forums sociaux mondiaux (FSM) ont ouvert une voie. Le mouvement citoyen international, bien qu’émergent, est bien vivant depuis près d’une décennie. Des campagnes internationales en faveur de l’annulation de la dette, la lutte contre les règles de libéralisation des marchés de l’OMC, l’exigence d’une réforme du FMI et de la BM, la demande d’une taxation des transactions financières, la fermeture des paradis fiscaux fournissent des exemples de mobilisation que ces forums ont suscités à l’échelle internationale. De même, les FSM fournissent un éclairage sur le type de mondialisation en cours et ouvrent un espace de débat sur les institutions internationales dont nous disposons pour faire face à la crise globale.

Cinquième piste de sortie du capitalisme : intensifier la solidarité internationale Nord-Sud

Par l’intermédiaire d’une aide publique renouvelée et par une intensification de la coopération internationale de proximité, il est possible de soutenir au Sud l’économie populaire et favoriser le premier développement, celui du renforcement du tissu économique local, que l’Europe a bâti pendant 200 ans avant de pouvoir réaliser sa révolution industrielle; soutenir les communautés dans le contrôle des ressources naturelles qu’elles possèdent; soutenir l’agriculture de proximité (abandonnée depuis 30 ans en Afrique); développer les dispositifs d’épargne et de crédit nécessaires au développement local; stimuler des gouvernements locaux dans la mise sur pied de systèmes de fiscalité locale; stimuler les capacités institutionnelles et communautaires en matière de santé, de services sociaux, d’éducation etc.

Ces cinq pistes ou conditions n’ont rien de révolutionnaire. Mises ensemble, elles permettent, à notre avis, d’ouvrir la voie à une économie au service de la société et donc de sortir, dans les faits même si ce n’est que partiellement, du capitalisme, de ce « tout au marché » tout en nous préservant par les dispositifs de la démocratie participative du « tout à l’État ».

4. Aller vers un new deal écologique et social : bâtir un nouveau rapport de force

Il n’y a pas de réponse ferme et définitive à la question de la sortie du capitalisme d’autant que cette «crise» n’étant pas une simple crise «cyclique» de l’histoire de l’Europe et de l’Amérique, une crise de plus mais plutôt un révélateur de mutations profondes et d’une crise planétaire. Dans ces conditions, je doute fortement qu’on puisse simplement reprendre une fois de plus l’hypothèse de la social-démocratie (même renouvelée) avec son mélange d’économie de marché et d’intervention publique pour assurer des protections sociales même assorties d’une participation citoyenne. Sans négliger cet aspect des choses, l’impératif écologique, la solidarité internationale et la repolitisation des mouvements sociaux constituent, à mon avis, les trois lignes de force d’une stratégie de changement pour la prochaine décennie.

Un nouveau «new deal» écologique et social à l’échelle planétaire nécessite de bâtir un nouveau rapport de force qui engage une action publique et citoyenne sur plusieurs fronts : un renouvellement des régulations à l’échelle internationale; un développement écologique où l’on accorde plus de place aux entreprises de caractère public et sous contrôle démocratique qu’à l’économie marchande; une redistribution des richesses par des impôts plus progressifs permettant d’offrir des services publics nouveaux ou renouvelés; un développement solidaire et durable des territoires.

Ces actions sur tous ces fronts engagent à sortir du capitalisme parce qu’elles viennent contrecarrer les objectifs des grandes entreprises privées (banques notamment) inscrites dans une logique de «la prospérité du vice» et «de la cupidité» des classes riches et des institutions qu’elles contrôlent. Cela suppose de bousculer les pouvoirs établis, bref de rebâtir un rapport de force. La plupart des entreprises s’en tiennent toujours aux plus bas salaires et aux régions les plus pourvues. Les pouvoirs publics aujourd’hui, sous la pression de puissants lobbies privés, s’engagent très peu dans le repartage des richesses et des revenus… Les blocages sont majeurs. Mais on vu le mouvement social du XXe siècle faire corps, à certains moments stratégiques (Fronts populaires en Europe par exemple), pour faire face à la crise des années 1930 et tenter de sortir du capitalisme.

Certes des alternatives sont déjà là dans des dizaines de milliers d’expériences. Mais il y a des conditions pour qu’elles ne se fassent pas bouffer par la pression capitaliste: 1) il faut qu’elles soient couplées avec des alternatives globales portées par des organisations qui ont suffisamment de vision, de force de proposition et de leadership; 2) que ces alternatives globales soient soutenues par des organisations qui les portent à la hauteur requise (à toutes les échelles d’intervention); 3) et que ce soit partagé par les plus importants mouvements convergent autour d’axes stratégiques communs.

5. Des forces sociales et politiques à mobiliser dans la convergence

La mondialisation en cours n’est pas un ensemble unique de processus. Lors de la mondialisation précédente, qui était industrielle et coloniale, des internationales ouvrières et socialistes s’étaient formées pour y répondre. C’est ainsi qu’aujourd’hui, à côté, et même souvent contre la mondialisation en cours, se déploie un ensemble d’initiatives qui, sans constituer encore une force socio-économique et sociopolitique à l’échelle mondiale, ont commencé à dépasser le stade des démarches citoyennes exclusivement locales pour s’inscrire dans une mondialisation qui se veut démocratique et équitable, une mondialisation où l’auto-développement, le développement durable, la souveraineté alimentaire et l’extension des principes et règles de la démocratie à l’économie sont sans doute des dénominateurs communs. D’où la transformation progressive de mouvements encore hier exclusivement nationaux vers une action collective transnationale.

Cependant il n’y a pas que de nouveaux réseaux dans la mouvance FSM. Préexistent des mouvements qui avaient déjà une dimension internationale (mouvement coopératif, syndical, agricole). Ces organisations deviennent de plus en plus actives au sein du Forum social mondial. Elles sont en plein processus de transformation. Comme le disait si bien P. Frémeaux du magazine Alternatives économiques : « C’est une des réussites du mouvement des Forums sociaux que d’être parvenu à rassembler sur un pied d’égalité des mouvements sociaux du Nord et du Sud et d’avoir décliné ces rassemblements à l’échelle locale, nationale, continentale à la manière de poupées gigognes. » Faut-il rappeler ici, par exemple, que le réchauffement climatique aujourd’hui en tête de liste de l’ordre du jour international était un non-sujet voici encore quinze ans.

Le mouvement coopératif international opère des virages importants en direction des organisations venues du Sud depuis une décennie. Dans le mouvement international des travailleurs, au-delà des affiliations syndicales traditionnelles dans le Nord comme dans le Sud (chrétienne, social-démocrate, communiste), s’est constituée récemment, à Vienne en 2006, une seule centrale syndicale, la Confédération syndicale internationale (CSI). La CSN, la FTQ et le CTC participent, à des degrés divers, à la formation de son organisation continentale, la Confédération syndicale des Amériques (CSA) laquelle organisait en 2009 un Forum syndical mondial dans le cadre du FSM de Belem.

Dans le mouvement international des agriculteurs et des paysans, la Fédération internationale des producteurs (la FIPA dont l’UPA est membre) s’est aussi beaucoup transformée dans les 20 dernières années : modification des structures pour favoriser la présence des organisations paysannes du Sud, Comité de développement pour le soutien aux organisations du Sud… Et, à côté, l’émergence d’une autre organisation internationale Via Campesina.

Le coup d’envoi des Forums sociaux mondiaux depuis 2001 a provoqué une onde de choc dans ces mouvements. Comment ces organisations internationales plus anciennes de travailleurs, de paysans et de coopérateurs se positionnent-elles dans ce mouvement citoyen international naissant à côté des nouveaux réseaux de groupes de femmes, de commerce équitable, de protection de l’environnement, d’économie sociale et solidaire etc. ? Cela mérite un examen plus approfondi. Le Forum social mondial et d’autres réseaux de ce type seront-ils à la hauteur des ambitions qu’ils mettent de l’avant ? Cela reste aussi à voir. Dossier à suivre que celui de la repolitisation des mouvements.

Des progrès qui ont leurs limites

Ces progrès effectués depuis une décennie ne sont cependant pas exempts de reculs possibles : dans le Sud, par exemple, existent de sympathiques coopératives productrices de produits équitables (café, cacao, karité…). Mais c’est aussi la concurrence de nos produits avec ceux des pays émergents comme le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud… Nous ne sommes donc pas exempts du risque de repli sur soi qui est toujours potentiellement présent même au sein des organisations qui placent bien haut la solidarité. Et certaines limites du FSM sont bien présentes : il est souvent prisonnier de certains rejets (de la mondialisation néolibérale, du capitalisme, de la guerre…) sans pour autant qu’on puisse voir se dessiner concrètement cette autre mondialisation équitable et démocratique. Le brassage d’idées est là mais les lignes de force d’un nouveau projet économique et politique à l’échelle de la planète ne sont vraisemblablement pas pour demain.

Question posée à plus d’une génération sans doute ! Faire une synthèse et proposer une solution de rechange à partir de tout ce brassage d’idées, à une telle échelle, nécessitera la multiplication d’espaces de dialogue social et interculturel plus solides tant les différences entre les Forums sont nombreuses selon qu’ils se tiennent en Amérique du Sud (Brésil), en Asie (Inde, 2004) ou en Afrique (Kenya, 2007 ; Sénégal, 2011). Bref, ne sous-estimons pas le cadre national des luttes et de la réflexion mais situons-les davantage à l’échelle de la planète et dans une perspective plus fortement écologique.

Pour en savoir plus

Favreau, L., L. Fréchette et R.Lachapelle (2010), Mouvements sociaux, démocratie et développement, les défis d’une mondialisation solidaire, PUQ, Québec.

Lipietz, A. (2009), Face à la crise, l’urgence écologiste, Ed. Textuel, Paris

Kempf, H. (2009), Pour sauver la planète, sortez du capitalisme. Seuil, Paris.

 

[1] J’aime bien l’expression de « gauche démocratique » : 1) d’entrée de jeu, elle nous indique que le changement dont il est question – quand on parle de « pistes de sortie du capitalisme » – est, sera et devra être démocratique ; 2) d’autre part l’expression « gauche » nous indique, en fond de scène, l’existence d’un conflit sur l’égalité entre une gauche d’un côté et une droite de l’autre. Bref, un clivage de valeurs. Voir à ce propos l’excellent ouvrage des politologues Alain Noël et Jean-Philippe Thérien (Presses de l’Université de Montréal, 2010) : La gauche et la droite, un débat sans frontières. Tout bonnement éclairant !

[2] Favreau, L., L. Fréchette et R.Lachapelle (2010), Mouvements sociaux, démocratie et développement, les défis d’une mondialisation solidaire, PUQ, Québec.

[3] Lipietz, A. (2009), Face à la crise, l’urgence écologiste, Ed. Textuel, Paris