…D’ici et d’ailleurs

Texte à paraître dans la revue Développement Social, Article d’auteur invité du mois d’octobre de OIKOS, blogue collectif des éditions Vie économique

Au Québec, les débats sur la question de la lutte à la pauvreté et sur les moyens d’y arriver sont récurrents. Du côté du mouvement communautaire, le courant le plus important veut s’attaquer aux inégalités derrière la pauvreté c’est-à-dire les droits sociaux bafoués. Le mouvement coopératif de son côté lutte contre la dépendance économique des communautés en s’attaquant à une des sources de cette pauvreté, celle de constituer un patrimoine d’entreprises collectives locales. D’autres font plutôt dans le « caritatif » par l’intermédiaire de fondations dédiées à des causes sociales particulières. Mais qu’en est-il de ce débat sur la scène internationale ?

La planète Terre : un fond de scène d’inégalités et une sérieuse fracture Nord-Sud

En raccourci, le problème social numéro un à l’échelle de la planète se résume ainsi : 600 millions de riches et 6 milliards de pauvres. De plus les deux dernières décennies de mondialisation néolibérale ont vu l’économie informelle (petits boulots, «travail au noir»…) devenir prévalente dans la plupart des pays du Sud. À l’échelle internationale, le travail salarié s’affaissant et l’économie informelle progressant, du coup, l’État social, là où il y en avait un, s’est affaibli et même littéralement dissout là où il n’était encore qu’en émergence.

Toujours en raccourci, le constat que la planète est en état de survie au plan écologique remonte également à la surface dans tous les milieux : destruction de la couche d’ozone, diminution de la diversité, désertification, déforestation, pollution des océans, etc. Comment peut-on aujourd’hui contribuer à faire face efficacement à cet autre enjeu majeur ?

Finalement, dans la dernière décennie, un troisième enjeu est devenu plus visible sur la scène publique internationale : la mondialisation en cours a favorisé un tel débridement de la finance que les séquelles au Sud n’ont fait que s’amplifier : du krash boursier au Mexique en 1994 en passant par celui des pays de l’Est en 1997 et celui de l’Asie au tournant de l’an 2000 alors que l’on venait tout juste de s’aligner sur les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), sorte de pacte entre les pays pour vaincre la pauvreté. Et, aujourd’hui, crise financière internationale partie des E.U. (2008)…. Bref, un troisième défi majeur, celui de la maîtrise de l’économie mondialisée.

La crise alimentaire, révélatrice d’une crise profonde à l’échelle de la planète

37 pays sont menacés de crise alimentaire selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Un peu partout dans le monde, le prix de certaines denrées alimentaires de base a explosé notamment celui des céréales. La crise alimentaire est une crise à l’échelle de la planète au sens le plus fort de ce terme (Brunel, 2009). Des enjeux en apparence très locaux sont aussi très internationaux et sont redevenus majeurs aujourd’hui. Responsables : des multinationales et les principaux gouvernements des pays du Nord, États-Unis en tête. Menace sur la gestion de l’offre au Québec et au Canada qui garantit pourtant, malgré tous ses défauts, aux consommateurs comme aux producteurs, un minimum d’équité quant au prix et à la qualité pour certains produits comme les œufs, le lait et la volaille. Menace encore plus marquée pour de nombreux pays du Sud dont l’agriculture locale a été orientée vers l’exportation mettant du coup à mal la diversité de leurs produits. Menace aussi pour les agricultures nationales car la concentration autour de quelques pôles d’agriculture industrielle et le contrôle par les transformateurs et les grandes chaînes alimentaires risquent de s’accentuer. Bref, ici et encore plus au Sud, la souveraineté alimentaire est à l’ordre du jour.

La crise alimentaire se conjugue à plusieurs autres crises

Disons les choses clairement : une des grandes ruptures actuelles depuis l’après-guerre et la chute du mur de Berlin, c’est la fin de l’abondance des matières premières et notablement du pétrole, des produits agricoles et de l’eau (Carfantan, 2009).

Le déplacement des centres de décision en matière agricole

Dans les années 1970, au Québec, les solutions émanant des défis et des enjeux agricoles prennent leurs sources sur notre territoire et le ministre de l’Agriculture est actif dans le dossier. Dans les années 1980, lorsque survient un problème, le plus souvent, on peut trouver une réponse à Ottawa, auprès d’un ministre qui avait les moyens de partager ses vues avec ses homologues des provinces. Depuis les années 1990, lorsque nous rencontrons le ministre fédéral de l’Agriculture, il est entouré d’une cohorte de fonctionnaires qui s’emploient à lui rappeler que les décisions se prennent à Genève par d’autres fonctionnaires, internationaux cette fois, qui ne connaissent rien de l’agriculture autrement que par des statistiques s’appuyant sur les moyennes de la géographie politico-agricole.

André Beaudoin, secrétaire général, UPA-DI, Conférence internationale de Gatineau, septembre 2008

La planétarisation de la crise écologique

La planète est littéralement en état de survie, écologiquement parlant. Enjeu majeur: la maîtrise de l’environnement. Dans les deux dernières décennies, les risques environnementaux d’envergure planétaire ont été mis en relief par d’importants travaux scientifiques. Parmi ces risques, on retrouve en tête de liste:

  1. La transformation de la composition de l’atmosphère terrestre a entraîné un réchauffement sans précédent de la planète et amené des changements climatiques complexes.
  2. La biodiversité est menacée par une surexploitation de la terre provoquant ainsi la diminution du nombre d’espèces vivantes cohabitant avec nous.
  3. La désertification et la déforestation de régions stratégiques du monde s’intensifient.
  4. La pollution des océans se révèle de plus en plus désastreuse.

Bref, la survie de la planète nécessite une remise en question profonde de notre mode de consommation (par exemple les combustibles utilisés par nos automobiles) et de notre mode de production (le contrôle des biotechnologies). Et l’action à entreprendre implique une intervention à l’échelle de la planète. Maîtrise de la mondialisation, maîtrise de l’emploi, du travail et de la protection sociale, protection de l’environnement, tels sont les grands défis majeurs de la planète en ce début de millénaire.

Y a-t-il des tendances sociales présentes dans nos sociétés pour y faire face?  Si on peut relever l’impuissance de certains mouvements à travailler sur ces enjeux; si on peut également diagnostiquer que les forces sociales à l’échelle internationale sont très hétérogènes et/ou très sectorielles, on voit néanmoins les signes d’une résistance commune, voire même des réponses nouvelles à ces enjeux. Les grandes organisations internationales comme la Banque mondiale et l’OMC ont été affaiblies par de nombreuses mobilisations internationales notamment dans la mouvance du Forum social mondial. De plus de nouvelles organisations coopératives et syndicales ont pris forme dans le Sud pour réduire l’exploitation trop intensive de la terre (en Amazonie brésilienne par exemple), des organisations dans les pays du Nord naissent pour s’investir dans la récupération et le recyclage et de nouvelles formes de coopération Nord-Sud font également leur apparition, etc. Un autre type de mondialisation émerge. Mais des choix nouveaux s’imposent, des débats reprennent vie comme celui touchant la pauvreté : lutte contre la pauvreté ou lutte contre les inégalités?

Que faire : lutte contre la pauvreté ou lutte contre les inégalités?

Au plan international, la façon d’aborder cette question nous renvoie au choix suivant : l’humanitaire ou le développement? C’est depuis près de 50 ans que la notion de développement fait l’objet d’importants débats et de visions fort différentes, opposées même au sein de toutes les institutions internationales. Après l’échec fortement ressenti des coopérations étatiques des pays capitalistes du Nord dans le Sud et celui démoralisant des mouvements de libération nationale et de leur modèle «développementiste», qu’est-il resté ? Le concept a été mis à mal et ramené par le FMI et la Banque mondiale à la seule question de la lutte contre l’extrême pauvreté.

En près de 50 ans, nous sommes passés de la décolonisation, et des espoirs qu’elle suscitait alors, à une mondialisation ultralibérale. Ce début de basculement du monde n’a-t-il provoqué que du désenchantement ? Point culminant du désenchantement : l’abandon à toute fin pratique du thème du développement dans les années 90, simultanément à l’effondrement du bloc socialiste. La seule perspective alors présente: la montée des droits de l’Homme et plus largement la montée de l’humanitaire devenu la quasi-exclusive finalité légitime dans les rapports entre nations par ces temps d’incertitudes. Et avec l’an 2000 la grande initiative des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). La grande mobilisation autour des OMD, près de 10 ans après son apparition est le meilleur exemple qui s’offre à nous pour clarifier les termes du débat sur l’humanitaire et le développement.

Les objectifs du millénaire pour le développement: grande hypocrisie ou ouverture à une redistribution de la richesse ?

[1] Les OMD entrent donc en scène en l’an 2000. La mobilisation devient majeure. Longtemps banalisée par les grandes institutions financières internationales (FMI, BM et OMC), les agences et programmes spécialisées de l’ONU (FAO, OMS, OIT, PNUD…) vont progressivement organiser tout au long des années 90 des conférences internationales auxquelles un certain nombre d’ONG seront invités à prendre place pour contrer la force montante du FMI et consœurs.

C’est dans cette foulée que vont émerger les OMD qui deviendront alors les incontournables lignes de force de la lutte internationale contre la pauvreté (malheureusement confondue avec celle du développement). Mais si les premières années de cette mobilisation canalisent les énergies de presque toutes les institutions internationales et d’un nombre considérable d’ONG, les objectifs de ce discours obligé apparaissent dépourvus de moyens mais surtout dépourvus de capacité de s’attaquer aux inégalités derrière cette pauvreté. Programmés sur 15 ans, les OMD supposent des progrès d’une telle rapidité que d’aucuns vont affirmer avec raison qu’il n’y a aucun précédent historique en la matière (Clamens, 2004). Prenons deux exemples qui illustrent fort bien la chose : le Mali et l’Inde.

Dans le premier cas, deux millions de Maliens gagnent leur vie dans la filière du coton. Or, le marché international est sous l’emprise du coton américain et européen. Le Mali n’arrive pas à bien écouler son coton sur le marché. Précarité comme horizon dans une jeune démocratie dont la volonté de développement et de démocratisation de ses institutions depuis près de 20 ans est particulièrement manifeste sinon exemplaire. Cause principale: les structures du commerce international. Si on ne touche pas aux règles du jeu du commerce international, comment vaincre la pauvreté dans ce pays ?

Dans le second cas, en Inde, les «intouchables» (25 % de la population de ce pays d’un milliard d’habitants) forment les «basses classes» d’une société qui, en dépit de sa démocratie, la plus vieille des pays du Sud (1947), n’a pas encore réussi à éliminer son système de castes, lequel leur interdit l’accès à nombre d’emplois et de services de base. Dans ce cas, derrière la pauvreté, il y la discrimination d’un système de castes.

La question centrale devient donc : «lutte contre la pauvreté» ou combat pour le développement et la démocratie? Objectifs du millénaire pour le développement, un début de redistribution de la richesse à l’échelle de la planète ? On peut en douter car il s’agit davantage d’objectifs humanitaires que d’objectifs de développement. Ne faut-il pas en outre revisiter cette notion de développement à l’heure où le consensus sur la gravité du risque écologique a progressé à vive allure?

Et si c’est le développement, quel développement ?

Heureusement qu’on a fini par introduire une distinction majeure entre croissance, augmentation continue de la production, et développement, organisation de la production, des revenus et des dépenses en fonction de l’amélioration des conditions et de la qualité de vie de l’ensemble de la population d’un pays (emploi, habitat, éducation, santé…). Dans les années 1990, des économistes du Sud ont introduit de nouvelles coordonnées au sein de l’ONU : un indice composite dont les trois principaux éléments sont l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’instruction et le niveau de revenu. Cet indice de développement humain (IDH), depuis près de 20 ans, est le point de repère du Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD). Une véritable petite révolution : la porte de la pluridimensionnalité du développement a été ouverte. Plutôt que de congédier la notion, plusieurs travaux avancent l’idée d’une pluralité des modèles à travers le monde et la pluridimensionnalité du développement, lequel prend son sens en combinant l’économique, le social et l’environnement (Bartoli, 1999). Le concept demeure pertinent parce qu’il permet de réaffirmer la primauté de la société sur l’économie, de s’attaquer à la précarité, de promouvoir la démocratie et de favoriser la création de nouvelles formes de régulation sociopolitique.

En somme, au plan international, la grande impensée demeure la lutte contre les inégalités, perspective qui échappe presque totalement aux grandes institutions économiques internationales portées par le credo néolibéral, credo qui n’exclut pas de son univers des objectifs humanitaires pourvu qu’on en reste à ceux-ci. Le développement durable est également une notion qui peut s’avérer efficace dans le traitement des questions climatiques, énergétiques, alimentaires notamment au chapitre des coûts de transport, de l’efficacité énergétique, de la délocalisation de la production, etc. C’est actuellement le meilleur point d’entrée alternatif à la croissance tout azimut au sein des institutions internationales.

Reste la grande question : avons-nous des alternatives à ce néolibéralisme mondialisée ? Le Forum social québécois réunissait en cet automne 2009 des milliers de militants et de dirigeants d’organisations s’interrogeant à ce propos. Début de quelque chose de neuf à savoir que des groupes locaux et nationaux du Québec s’internationalisent peu à peu dans l’action collective qu’ils ont entrepris.

Voir en ligne : OIKOS, blogue collectif des Éditions Vie économique

[1] « Lutte contre la pauvreté, la grande hypocrisie », dossier de la revue française Alternatives internationales, septembre 2005, p.24 à 39.