Le mouvement coopératif québécois a reçu près de 3 000 délégués d’une centaine de pays dans le monde en octobre dernier à l’initiative de Desjardins et de l’Alliance coopérative internationale (ACI). On y a discuté ferme sur le développement durable (une journée complète sur ce sujet), sur l’agriculture familiale, sur la distinction coopérative, sur la manière aujourd’hui de faire des affaires…Contrairement à l’idée reçue sur l’économie coopérative plus fortement institutionnalisée (les grandes entreprises coopératives sont comme les autres), les choses changent aussi…Et depuis la crise de 2007-2008, pour le mieux ! Le présent billet est une mise en perspective internationale à partir d’une entrevue que j’accordais au Journal Ensemble à l’occasion de ce 3e Sommet international.

J’ajouterais ceci avant que de lire l’entrevue. Bien sûr que l’approche technocratique est souvent prévalente au sein de la direction du mouvement Desjardins. Bien sûr que Desjardins a délaissé les façons traditionnelles d’être présent dans des communautés là où les caisses populaires servaient de lieux de rencontre, presque de centres communautaires. Bien sûr que mouvement coopératif dans son ensemble est, quant à nous, très peu présent dans l’espace public pour affirmer qu’il faut une plus importante biodiversité de l’économie et une critique plus ouverte des dérives et des dégâts du capitalisme comme l’évitement fiscal ou la transformation du Québec en « autoroute des énergies fossiles de l’Amérique du Nord » pour employer l’expression de Sylvain Gaudreault du Parti Québécois dans Le Devoir du 9 mai 2015 [1].

Rien n’empêche que malgré les limites de sa démocratie interne, des milliers de dirigeants locaux et régionaux participent aux décisions de Desjardins, que l’ensemble des coopératives financières qui en sont membres ne peuvent aller dans les paradis fiscaux, qu’elles ont des règles prudentielles qui leur interdisent de placer dans des fonds spéculatifs. Et que le Québec n’a pu se passer du mouvement Desjardins pour fournir des assises économiques à un véritable État social au Québec depuis la Révolution tranquille des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Encore aujourd’hui quand on regarde le rapport de forces de nos institutions et mouvements face aux multinationales de l’agrobusines, des énergies fossiles, de l’industrie pharmaceutique et des banques, on se dit qu’on ne peut cracher dans la soupe coopérative comme le cynisme ambiant nous y invite. Par cet article, on découvre que les coopératives, c’est local, national et international. Bref çà se développe à toutes les échelles d’intervention nécessaires pour que les choses changent. Desjardins y fait sa «job» à sa manière qui n’est pas la seule. Ajoutons que Desjardins n’est pas homogène. On n’a qu’à regarder aller certaines de ces coopératives membres comme la Caisse d’économie solidaire. Jusqu’à l’ex-pdg Mme Leroux, aujourd’hui pdg de l’ACI, qui y a découvert qu’il y a dans ce mouvement un pluralisme qu’elle ignorait, à savoir des sensibilités de gauche, de centre et de droite.

Bref, dix ans après la crise des subprimes aux États-Unis et les émeutes de la faim dans les pays du Sud, comment le mouvement coopératif a-t-il bougé ? Entretien avec Nathalie Deraspe, journaliste au journal Ensemble, entretien paru dans une édition spéciale d’octobre 2016 destinée aux délégués de la 3e édition du Sommet . [2]

 

Dans notre action collective, le « Small is beautiful » n’est pas toujours approprié

« Small is not so beautiful », paraphrase avec justesse Louis Favreau. L’auteur d’une vingtaine de livres précise sa pensée : « À partir de 2007-2008, les coopératives ont pris conscience qu’il fallait modifier le rapport de force, augmenter notre solidarité à l’échelle internationale pour servir de contre-pouvoir à l’agro-business et à l’ensemble des multinationales. »

À l’époque, la crise des subprimes frappe de plein fouet la planète. « Les mouvements syndicaux, écologistes et coopératifs ont compris qu’une bonne partie des défis qu’ils avaient à relever ne se situaient pas dans un cadre national mais bien international.»

En 2010, Louis Favreau collabore à l’organisation d’une rencontre internationale fixée à Lévis aux côtés du Conseil de la coopération et de la mutualité du Québec. L’évènement réunit plus de 600 personnes, réparties dans une vingtaine de délégations issues d’autant de pays, du Nord comme du Sud. « Le mouvement coopératif québécois se découvrait une dimension internationale », confie le chercheur.

une présentation du Québec et de son mouvement coopératif aux délégations d’Afrique, d’Amérique latine et d’Europe lors du RDV international de 2010

Fédérer pour mieux coopérer

La rencontre a permis une nouvelle analyse du monde. Un constat se dégage : le mouvement coopératif détient ses propres solutions et est mieux placé pour répondre aux secousses économiques. Dès lors, les coopératives québécoises, canadiennes et internationales préparent des stratégies pour investir davantage l’espace public, réorganiser leurs réseaux d’influence auprès d’institutions internationales. Aujourd’hui, l’Alliance de coopération internationale (ACI) est présente dans une centaine de pays et regroupe 200 mouvements coopératifs nationaux.

« Les crises n’amènent pas que des réponses positives. Il peut y avoir aussi des replis. À partir de 2007-2008, le mouvement coopératif s’est réactualisé et renouvelé. Au Royaume-Uni, l’inter-coopération est exemplaire. À l’échelle d’une grande ville, il n’est pas rare de voir 6 ou 7 secteurs différents coopérer. Des coopératives membres du [Conseil de la coopération du Québec->http://www.csmoesac.qc.ca/conseil-cooperation-quebec-ccq] sont allées voir comment ils font. On n’aurait pas vu ça avant. »

Le premier Sommet international des coopératives en 2012, a été marqué par l’arrivée de Pauline Green, [première femme à la tête de l’Alliance->http://www.scop.coop/HOMEV2/liblocal/docs/Communication/PARTICIPER/P%20635%20%20rencontresPGreen.pdf], et de fortes préoccupations au niveau du développement durable, alors que la Conférence de Copenhague avait accouché d’une souris.

Cette rencontre de haut niveau aura permis d’établir un inventaire exhaustif de l’impact des coopératives dans le monde. « Globalement, le mouvement coopératif représente 10 % des finances dans le monde, 10 % de l’emploi et 10 % du produit intérieur brut mondial », indique M. Favreau. Selon le spécialiste, en étant plus inter-coopératif et mieux organisé au plan international, cela pourrait modifier l’ensemble de la mondialisation économique qui, à l’heure actuelle, crée d’importantes inégalités au point de vue social.

Avec les Accords de Bâle, la transformation des normes comptables internationales favorisent les multinationales au détriment du mouvement coopératif, soutient le chercheur. « L’ACI a décidé de s’installer à Bruxelles et à New York parce que c’est là que se prennent les décisions et que les lobbies de toutes catégories influencent les choses. Combien d’initiatives locales j’ai vu mourir parce qu’on était ensemble dans notre petit coin à faire quelque chose, mais une fois que les deux ou trois leaders principaux n’étaient plus là, l’affaire mourait », illustre M. Favreau.

Des exemples inspirants

Au cours des 30 dernières années, le mouvement coopératif italien a lancé des entreprises d’insertion socioéconomique destinées aux jeunes ainsi que des services de santé coopératifs dans un contexte de crise, ce qui a inspiré chez nous le modèle des coopératives de solidarité. « Toutes les entreprises coopératives du pays donnent un dixième de un pour cent à un fonds national de développement coopératif. On n’est pas rendus là mais on va dans le bon sens », affirme Louis Favreau avec conviction.

Sur 30 ans, l’expérience italienne, grâce notamment à leur fonds coopératif national, a permis de développer 7 363 coopératives sociales dans les services de proximité : 244 000 emplois dont 211 000 réguliers

Sur 30 ans, Villa el Salvador au Pérou, de bidonville de 350 000 habitants qu’il était, est devenu une municipalité organisée autour de 120 places communautaires, une communauté composée de 3000 associations, disposant d’un parc industriel de 8 000 petites entreprises populaires formées de coopératives, d’entreprises communautaires et entreprises privées (30 000 emplois).

« Combien de fois on entend dire que Desjardins est pareille aux banques. Le mouvement offre les mêmes services mais il y a une démocratie interne, des [Fonds d’aide au développement du milieu->http://www.desjardins.com/], des bourses pour favoriser l’entrée d’étudiants à l’université, soutenir des centres de recherche… Et trois nouveaux fonds d’investissement responsable inscrits dans le développement durable » illustre M. Favreau.

Louis Favreau est activement engagé dans le Fonds Solidarité Sud. On l’aperçoit ici le 9 septembre dernier lors d’une rencontre de l’organisme en compagnie de Francine Néméh, ex-présidente de la FECHIM, André Beaudoin, secrétaire général de l’UPA DI et Nathalie McSween, coordonnatrice de la Table de concertation sur la faim et le développement social (Outaouais)

De son côté, avec des actifs de plus de quatre milliards de dollars au Canada, The Co-operators, créée par des agriculteurs ontariens en 1945, soutient financièrement une dizaine de jeunes coopératives chaque année.

Au niveau international, l’ACI a initié un comité pour distinguer les coopératives par rapport aux entreprises privées dans le domaine du développement durable. « Il y a 10 ans, on avait tendance à copier le privé. Aujourd’hui, on prend le leadership », constate Louis Favreau. À titre d’exemple, la Coop Fédérée, qui regroupe une centaine de coopératives agricoles québécoises, compte depuis 6 ans une politique de développement durable. Nutrinor, avec 1200 agriculteurs et 400 employés, délaisse le camionnage au bénéfice du train. Grâce à une collaboration avec des coopératives forestières qui recueillent les résidus de la forêt et les transforment, la biomasse remplace le mazout. « C’est exemplaire comme expérience! »

Loin d’être pessimiste, le professeur émérite félicite les nombreuses avancées du mouvement coopératif ici comme ailleurs sur la planète. « Les médias traditionnels parlent du monde qui se défait, et non du monde qui se refait. Moi je le sais parce que je le vis de l’intérieur. »

 

Pour en savoir plus

  • Bourque, G., L Favreau et E. Molina (2012), Le capitalisme en crise, quelle réponse des coopératives ? Revue Vie économique, vol.3, numéro 4, Montréal. http://www.eve.coop/?r=15
    • Une dizaine d’articles présentant le point de vue et l’analyse de 10 chercheurs de différents parties du monde sur l’évolution des coopératives de la dernière décennie. Dans une revue produite par des économistes et des sociologues québécois.
  • Brassard, M-J et B. Jean (2013), Construire ensemble la carte d’une nouvelle économie de proximité, CQCM-UQAR, site du CQCM, rubrique Publications http://www.cqcm.coop/publications/guides/
    • Un guide qui s’appuie sur plusieurs dizaines d’études de cas menées dans le cadre d’une ARUC (Alliance de recherche Communautés-Universités) sur les initiatives coopératives innovatrices et leur contribution au développement des territoires.
  • Cahier spécial du Devoir (2014), Les coopératives, fer de lance de l’économie verte, 2 octobre 2014 http://www.ledevoir.com/cahiers-speciaux/2014-10-02/cooperatives
    • Un cahier spécial du journal Le Devoir en grande partie inspiré des propositions que la CRDC avait fait au journal dans le cadre de la 2e édition du Sommet international. C’est notamment à cette occasion qu’avait été avancé l’idée d’un fonds de capital patient dédié à des projets socioéconomiques dans les pays du Sud accordant une priorité aux entreprises collectives.
  • Favreau, L. et M. Hébert (2012), La transition écologique de l’économie. Contribution des coopératives et de l’économie solidaire, PUQ, Québec. http://www.puq.ca/catalogue/livres/transition-ecologique-economie-2414.html
    • Un tour du monde des initiatives innovatrices des coopératives et de l’économie solidaire et une mise en perspective. Un livre inspiré des Rencontres du Mont-Blanc (RMB) et des échanges du RDV international de ce Forum de l’économie sociale et solidaire (ÉSS) de 2011 qui se préparait pour Rio+20 où les RMB tenait une séance de travail importante avec des représentants d’États, de municipalités, d’institutions de l’ONU et de réseaux d’ÉSS d’un grand nombre de pays du monde. Pour un récit de la présence des RMB à Rio+20 voir l’article suivant : http://www.oikosblogue.com/?p=14955
  • Favreau, L. (2010), Mouvement coopératif, une mise en perspective, PUQ, Québec. http://www.puq.ca/catalogue/livres/mouvement-cooperatif-1875.html
    • Un ouvrage de synthèse qui fait le point sur le mouvement coopératif québécois : dans l’économie du Québec, dans le développement des communautés, dans sa solidarité internationale...


[1] 
Voir à ce propos mon billet sur la menace écologique qui pèse sur les communautés au Québec


[2] 
Le début de son article commence de la façon suivante : Professeur émérite de l’Université du Québec en Outaouais et titulaire d’une Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC) depuis deux décennies, Louis Favreau anime aussi un site de recherche en développement international à l’UQO. Pour souligner le Sommet international des coopératives 2016, Ensemble s’est entretenu avec ce chercheur au grand cœur pour discuter des avancées du mouvement coopératif ici et ailleurs dans le monde.