« Il n’y a pas de communautés en déclin, il n’y a que des communautés sans projet ». C’est en ces termes qu’un intervenant français, lors d’un colloque international sur le développement, s’exprimait. Ce qui traduit bien ce que des pionniers comme Gaston Michaud ont contribué à faire en matière de développement des communautés : ils ont facilité l’émergence d’un projet collectif qui est à la portée de tous ou presque. Dans un premier billet des pionniers de l’organisation communautaire au Québec, nous avions demandé à Michel Blondin de nous dire ce qu’il retenait de sa longue expérience dans le domaine. Gaston Michaud fait partie de la même génération tout en ayant un itinéraire passablement différent comme on le verra de même que des réflexions sur le développement des communautés tout aussi différentes. Mais, surprise, l’un et l’autre, sont très complémentaires.

Dans le premier billet sur les pionniers de l’OC avec Michel Blondin je disais que …le fil conducteur de son récit nous amène à la démarche originelle de l’organisation communautaire au Québec qui aura été et est encore la mobilisation de la « société civile », une clé maîtresse de la démocratie. Disons-le clairement, beaucoup d’intervenants communautaires d’aujourd’hui en se professionnalisant et en s’inscrivant davantage dans le champ institutionnel ont fini par oublier cela. Gaston Michaud est porteur du même fil conducteur. Par contre si sa première expérience a eu lieu à Montréal (1965-1975), le plus gros de celle-ci a été en milieu rural (le village de Racine dans l’Estrie pendant 35 ans soit de 1980 à aujourd’hui). Nous avons donc proposé à Gaston qui est actuellement en tournée du Québec suite à la sortie de son livre de faire deux choses: 1) un récit de son expérience à Montréal et à Racine; 2) puis une réponse à quelques questions qui pousseraient plus loin certaines de ses intuitions et idées laissées en friche dans son livre. Espérant que ce billet vous mettra en appétit pour lire son livre.

Louis Favreau

L’ouvrage de Gaston Michaud a été produit à 1000 exemplaires. 60% de ceux-ci ont été vendus après seulement un an. Il a donné jusqu’à maintenant plus de 25 conférences à travers le Québec depuis la sortie de son livre en 2014 et plusieurs sont à venir. Gaston Michaud a commencé à faire de l’action communautaire à Montréal en 1965 puis en Estrie à partir de 1980. Il a aujourd’hui 50 ans d’expérience dans le domaine. Né à Saint-Éloi dans le Bas-Saint-Laurent en 1935, il a aujourd’hui 80 ans et n’a jamais cessé depuis ses débuts à Montréal de faire de l’action communautaire. Nous l’avons rencontré à Racine à la fin d’avril. Puis nous sommes allés ensemble à une rencontre sur les défis actuels de la solidarité avec des communautés du Sud. La rencontre était organisée par le Fonds Solidarité Sud en collaboration avec le Carrefour de solidarité internationale (CSI).

Participants à la rencontre au CSI

Entrevue

Louis Favreau

Allons-y avec une question toute simple : comment tout a commencé pour toi et quelle est l’amorce du développement d’une communauté?

Gaston Michaud

Je pense que dans l’ouvrage qui vient de sortir le récit des pages 28 à 30 campe assez bien la façon dont le tout démarre pour moi. J’ai organisé des corvées toute ma vie. Avec 4 personnes, avec 10 personnes, avec 100 personnes. Un besoin se présente, un problème se pose : il faut le résoudre. On s’organise, on s’outille, on s’attèle à la tâche. Nous répondons au besoin, nous solutionnons le problème et nous voilà devenus un groupe de partenaires fiers du travail accompli et partageant au moins une amorce de solidarité. Je pourrais vous citer des centaines d’exemples de ce cheminement. En voici quelques uns.

Premier exemple à Montréal. Dans le quartier Olier (1965-75), quand les maisons brulent, les propriétaires la laissent à l’abandon. Elles finissent par s’écrouler, les gens jettent leurs vidanges par dessus, les rats et les coquerelles apparaissent, ça sent mauvais, les enfants s’y blessent. Une situation intenable mais la Ville reste immobile. Une de ces maisons se retrouve sur la rue Drolet. Nous décidons un soir de mettre tous les débris de cette maison dans la rue et nous bloquons la rue avec ces débris. Nous avions d’abord fait le tour du quartier, des tavernes, des restaurants, avec la phrase clé : Nous avons besoin de toi! Les gens avaient répondu en grand nombre. Nous avons travaillé, nous avons mangé, nous avons chanté ensemble, hommes, femmes, enfants. Un beau travail. La police intervient, m’amène en prison et le matériel est retourné sur le terrain par les tracteurs de la ville. Les gens sont indignés, se rendent au poste de police et exigent ma libération. « Michaud dehors! » qu’ils criaient. Devant ce mouvement de foule, la police me libère. Les gens applaudissent et fiers de notre victoire, nous retournons dans le quartier en chantant et en dansant.

Le lendemain soir, même opération : nous avions encore besoin des gens du quartier, ils sont venus. Avec le même rituel que la veille. Je me souviens, comme moyen de transport, on se servait de vieux capots d’automobile qu’on tournait à l’envers et qu’on tirait dans la rue avec des câbles pour les renverser ensuite. Femmes et enfants chargeaient et les hommes transportaient les gros morceaux. Une corvée joyeuse. À la différence de la veille, la ville a finalement fait disparaître elle-même les rebuts. Quelques semaines plus tard, elle promulguait un nouveau règlement obligeant les propriétaires à nettoyer leurs terrains inoccupés. Elle s’est même procurée du mobilier pour aménager ces terrains en parcs pour enfants. Certains de ces parcs existent encore aujourd’hui. Imaginez le sentiment de solidarité, le sentiment de « gagnant » qui s’est dégagé de cette corvée collective. Un sentiment de solidarité et d’appartenance qui s’est développé par la suite à travers un grand nombre d’actions similaires.

Racine (1200 habitants, région de l’Estrie) a une vie communautaire bien connue dans la région. Mais c’est avant tout le royaume des corvées. Il y en a toujours une qui nous pend au bout du nez. Nous avons beaucoup de regroupements, d’organismes, dans notre petit village de 1200 personnes. Au moins 12 de ces organisations font partie de la Coopérative de Développement de Racine (CDR). De nombreuses tâches sont réalisées en corvée. Le Marché Locavore, notre marché public, a tout entier été construit en corvée : des journées jusqu’à 50 travailleurs et travailleuses. Nous avons monté ensemble quelque 40,000 pieds de bois pour construire les kiosques. Au cours du printemps dernier, nous avons entrepris l’aménagement paysager. Nous avons besoin de toi, viens-tu nous aider, que nous avons dit. Et le travail a été fait, bien fait.

À mon arrivée à Racine, en 1979, quelques personnes savaient que j’avais organisé plusieurs corvées à Montréal. Les membres du comité des loisirs m’ont demandé de prendre en charge la construction des bandes de la patinoire. J’ai mis l’organisation en place : un samedi, nous avons occupé un plancher d’usine. Bois, clous, gabarits, procédures de montage : tout était prêt. Une vingtaine d’hommes ont été appelés et sont apparus. Les gens qui avaient le plus d’expérience ont étés placés à des postes clés et l’opération a démarré. Je pensais que nous avions du travail pour le samedi et le dimanche mais le samedi à midi, tout était terminé. A ma grande surprise et à la leur aussi! Dans ma tête, une idée m’est apparue, très claire : je vais avoir du plaisir ici.

Effectivement, j’ai eu et j’ai encore du plaisir! Il s’est développé chez nous une culture d’entrepreneuriat qui intègre toute la population. Les bonnes idées atterrissent, les orientations idéologiques prennent corps. Nous ne voulons plus de nappes en papier dans les repas publics : quelqu’un découvre du bon tissu, d’autres font le travail de couture, d’autres les lavent, et nous avons une belle salle, sans remplir les poubelles. Nous ne voulons plus de vaisselle jetable dans les repas public : certains trouvent de la vaisselle durable, d’autres réaménagent la cuisine et la mécanique de lavage, d’autres lavent et tout le monde est heureux de manger dans de la bonne vaisselle, et les poubelles restent vides. La semaine dernière, je participais à une rencontre sur le monde des coopératives à Sherbrooke, en préparation de la rencontre de Lévis pour l’Année internationale des coopératives (2012). Un monsieur très intéressant nous a présenté un plan tout aussi intéressant sur l’assainissement d’un lac. Il concluait pourtant en disant : nous avons un bon plan mais aucune amorce de réalisation. Le projet n’atterrit pas. C’est comme de la pluie dans le désert, il pleut dans le désert mais la pluie ne se rend jamais au sol, elle s’évapore avant.

Le développement communautaire, la participation citoyenne, doit inclure toutes les strates de la population. Autrement, on se retrouve cloisonné dans des concepts stériles. La participation active à des actions concrètes est souvent et pour la plupart des gens un déclencheur. Les participants s’y solidarisent, apprennent à se coordonner, échangent leur expertise et découvrent un lieu d’échange. Ils apprennent l’entraide.

Quand nous avons construit La Brunante, notre maison d’aînés, qui est une coopérative d’habitation, au départ nous voulions vraiment savoir ce que les gens désiraient. Nous avons d’abord fait le plan préliminaire d’un logement. Nous l’avons dessiné en grandeur réelle sur le plancher du centre communautaire et nous avons fait circuler les gens dedans en prenant note de leurs commentaires. Ils ont été lumineux. D’ailleurs… La Brunante est un fruit concret de l’intelligence collective. Si elle a aujourd’hui l’impact qu’on lui reconnait sur l’habitation des aînés au Québec, c’est à cause de l’investissement de la population dans la définition et la gestion du projet. Les gens sont devenus architectes.

J’ai entrevu pendant des années à Racine un individu dont je savais seulement qu’il appartenait à un groupe religieux qu’on disait fermé. Il ne parlait à personne dans le milieu. Pendant la construction de La Brunante, les travaux étaient bloqués par une bonne bordée de neige. Opération pelletage. J’ai rencontré par hasard le monsieur en question dans la rue et lui ai dit : nous sommes pris dans la neige et nous aurions besoin de toi pour donner un coup de pelle. Il est venu, a pelleté avec les autres et a offert ses services régulièrement par la suite. Aujourd’hui, il est devenu un leader participant à plusieurs activités et nous ne savons même plus s’il appartient à son église.

Une communauté n’a pas de siège réservé! Elle voyage en classe populaire. Elle intègre le plus de citoyens possible. Tout le monde a des ressources, des capacités à partager. Les bonnes idées viennent régulièrement dans le partage du travail. L’intelligence collective ne fait pas nécessairement surface en réunion autour d’une table.

Pendant toutes mes études chez les dominicains, j’ai retrouvé comme un refrain un passage de l’Ecclésiastique (ch28 :vv24-34) :

« Tous ces gens ont mis leur confiance dans leurs mains et chacun est habile dans son métier. Sans eux nulle cité ne pourrait se construire et on ne pourrait ni s’installer à l’étranger ni voyager. On ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes mais ils soutiennent la création ».

Je le répète : ils font aussi partie de la communauté. Peut-être que si on les intégrait un peu plus, les communautés seraient plus vivantes et les beaux plans d’action atterriraient plus souvent.

Louis Favreau

Dans ton livre tu insistes sur une idée forte à mon avis, celle de Tuer en soi la notion de perdant. Quand j’enseignais l’organisation communautaire, j’avais l’habitude de dire à mes étudiants que le «pire ennemi» (le pire obstacle) du développement communautaire n’était pas nécessairement celui auquel on pense telles les grandes multinationales (Walmart par exemple) qui défont l’économie locale ou les institutions publiques de proximité qui résistent au changement mais bien le fatalisme, la force d’inertie, le sentiment d’impuissance de la communauté elle-même. Peux-tu déplier ton affirmation sur la notion de perdant et comment le tuer en soi?

Gaston Michaud

Tuer en soi les réflexes et l’attitude du perdant, c’est majeur. Et une bonne partie de cela réside dans le comment. Je dirais d’abord que c’est en misant sur la participation citoyenne. Mais attention, une fois qu’on a dit çà, il faut aller à l’encontre des idées reçues ou de l’idéalisme à ce propos. Miser sur la participation citoyenne OUI mais pas n’importe laquelle : il faut miser sur les aptitudes de chacun, bien saisir ce que chacun sait faire et lui confier des tâches en conséquence.

En second lieu, je mets au banc des accusés le bénévolat parce que comme Albert Camus je pense que lorsque {Les riches en ont eu assez de l’entraide, ils ont inventé la charité}. Il faut éliminer la notion de bénévolat parce qu’elle implique une approche charitable et que cette approche divise les citoyens en deux, les aidants et les aidés. Dans la coopérative d’habitation que nous avons fondée, {La Brunante}, nous nous sommes investis collectivement, nous nous sommes entraidés. Pendant les six ans que nous avons mis le projet en place et depuis le début des opérations il y a douze ans, les mots bénévolat et charité n’ont jamais été employés ni la réalité qu’ils recouvrent. C’est donc de coopération entre nous dont il s’agit. Créer une coopérative, dans quelque secteur que ce soit, c’est donner uns structure légale à l’entraide. Plus question d’aidant et d’aidé, de muni et de démuni, de riche et de pauvre, d’instruit ou d’inculte. Chacun travaille à sa façon et avec ses moyens à un projet commun, à la réalisation d’un projet dont tous pourront profiter. Le respect est au cœur de l’entraide. C’est d’ailleurs la critique que je peux faire à un certain type d’organismes communautaires : ils s’attaquent aux déficiences dans un cadre de travail social centré uniquement sur les pauvres alors que les coopératives mettent en valeur les capacités de tous et sont fondées sur l’entraide. Pour ce faire nous avons d’ailleurs créé ce que nous avons appelé{ l’arbre des savoir-faire}. Lorsqu’on entreprend une action, on demande toujours aux gens de nous dire de quoi ils sont capables, en communication, en gestion, en service aux personnes, en travail manuel (plomberie, menuiserie, etc.), en environnement…

Tertio, il faut travailler sur le temps long, travailler dans la durée et dans la prévoyance. La culture de la pauvreté est une culture du temps court lié à une imprévoyance endémique. Autrement dit {la misère tue la mémoire}. Si tu n’as pas de mémoire, autrement dit si tu ne sais pas d’où tu viens, individuellement et collectivement, tu n’auras pas de projet. Il faut donc travailler à rebâtir la mémoire, organiser des événements réjouissants, se rappeler les victoires obtenues, développer le sens de la planification. C’et là un ressort indispensable que jamais la charité n’enclenche par ses mesures compensatoires.

Puis, en quatrième lieu il faut miser sur les solidarités affectives : Si tu entends les gens chanter et rire, c’est qu’il y a une communauté. En d’autres termes, il faut des événements pour que les gens se voient, se parlent sinon ils ne se reconnaissent plus et ne développent pas leur capacité d’agir (l’empowerment comme on dit si bien en anglais). Tournois de balle, Fête de la Saint-Jean, marché aux puces, dîners communautaires, concerts de l’École de musique, etc. sont autant d’occasion de favoriser ces solidarités que j’appelle affectives. Mais les activités de ce type doivent être porteuses de sens, autrement dit, chaque fête doit être rattachée à une cause ou à un projet précis. Bref croiser divertissement et réflexion.

Louis Favreau

Une action citoyenne avec les plus pauvres est plus difficile à entreprendre et à réussir. Pourtant cela a été une grande partie de ton expérience. Quelles sont les conditions d’une réussite durable? Tu lances à la volée dans ton livre quelque chose de très important à mon avis : la nécessaire mixité des groupes fondée sur l’expérience coopérative. Cette vision de mixité m’apparaît sortir des sentiers battus pour bon nombre d’organismes communautaires. Peux-tu développer un peu à ce propos ?

Gaston Michaud

À moins de vouloir vivre dans des ghettos, la mixité est une dimension essentielle des groupes humains. Si on veut former des communautés, il faut donc respecter cette réalité et donc regrouper et mettre sur un pied d’égalité tous les individus indépendamment de leur statut social et de leur niveau de revenus. Si les groupes ne sont formés que de gens « pauvres », on risque très fort de s’attirer tous vers le bas, on ne favorise pas l’intégration de ceux et celles qui sont dans les marges. C’est une critique que je fais à une partie des organisations communautaires qui sont restées confinées au travail avec les plus «pauvres». C’est une erreur…La mixité fait aussi partie des conditions de la réussite. À la Fédération des coopératives d’Habitation de l’Estrie, nous avons toujours refusé de développer des coopératives habitées uniquement par des démunis. La mixité est une composante essentielle. Mais plus généralement, je suis d’accord avec Michel Blondin sur la mobilisation citoyenne (dans le billet que tu as fait avec lui). Nous avons une parenté de perceptions qui sont fondées sur une expérience bien étoffée : a) il faut choisir avec attention un enjeu qui amorcera la mobilisation des gens ; b) il faut bien définir l’approche pour une première mobilisation et la formuler dans un langage simple qui rejoint les gens ; c) il faut bien identifier les premières actions à poser et les premières victoires atteignables car cela servira d’amorce à une implication plus poussée et plus exigeante.

Bref il faut toujours construire des projets qui peuvent réussir, qui ont des chances de réussir et sont à notre portée. Toujours avoir en tête que chaque bataille peut être gagnée ou perdue mais que si on l’entreprend, il faut tout mettre en œuvre pour la gagner. La première chose à apprendre, ce n’est pas d’abord de revendiquer, de manifester, de contester. C’est plutôt d’apprendre ou de réapprendre à gagner : marché aux puces, camp de vacances, bataille des mini-parcs. Ne jamais viser l’inaccessible parce qu’il rend le possible inatteignable. C’est là d’ailleurs une de mes critiques de certains groupes dans le mouvement étudiant ou de certaines composantes du mouvement communautaire. Il faut donc soupeser l’importance du projet et ses chances de réussir en partant toujours du possible. Un de nos slogans ici comme lorsque j’étais à Montréal, c’est : « on n’essaie pas pour essayer mais pour réussir ».

Et bien sûr, la clé en termes d’organisation de cette mise en mouvement c’est d’avoir un dispositif collectif pour s’assurer de faire avancer ses lignes de force. Dans le cas de Racine, c’est une coopérative de développement qui regroupe la plupart des organisations de la communauté. C’est le levier de base à partir duquel bien des choses sont possibles. Sans dispositif collectif, sans une organisation porteuse, rien n’est possible dans la durée. Les groupes qui avancent sont ceux qui ont des lieux de rencontre adéquats et faciles d’accès. Par exemple, à notre Coopérative de Développement, les leaders du village, représentant tous les organismes à charte, se rencontrent tous les mois depuis douze ans. Une force de concertation dont nous ne pourrions plus nous passer.

Louis Favreau

Ton expérience à Montréal dans le quartier Olier et celle du village de Racine en Estrie révèlent toutes les deux que la question écologique est très présente et qu’elle est très bien intégrée à la question sociale. Avant l’heure! C’est particulièrement patent dans ta première lutte dans le quartier Olier. Or l’écologie est habituellement et généralement identifiée ou nommée comme une mobilisation liée aux classes moyennes. Ce qui n’est pas ton expérience. Bref, quelle réflexion te fais-tu sur la capacité des classes populaires de mener la bataille écologique ?

Gaston Michaud

Pour moi, la question écologique n’est pas une question secondaire et surtout pas une question séparée de la question sociale. Elle y prend même son origine. Le mot écologie est arrivé à Montréal via les USA quelques années après l’existence de la Coop Olier. Et la réalité écologique existait déjà chez nous parce que nous travaillions tous à mettre en valeur les capacités de chaque individu. Mettre en valeur et préserver : c’est bien la base de l’écologie. Et ce qui est bon pour les personnes l’est aussi pour les ressources matérielles locales ou planétaires. Je prends des exemples d’actions citoyennes que nous avons entrepris. Premier exemple : dans Olier à Montréal, les débris et déchets de maisons incendiées qui laissaient le quartier se diriger tout droit à la dérive a été au coeur de la mobilisation. Nous avons pu relancer notre quartier en commençant par les débris et déchets accumulés. C’était tout à la fois un enjeu écologique et un enjeu social. En plus nous avons financé l’achat de l’immeuble de la Coopérative Olier et du Camp de vacances familiales à Racine de même que tous les équipements du camp avec un marché aux puces mensuel qui était non seulement notre plus grande ressource financière mais qui favorisait la mise en œuvre des capacités d’un grand nombre de nos membres.

Un deuxième exemple, c’est la campagne sur la récupération du verre que nous avons montée à Racine et qui mobilise un peu partout dans le Québec, mobilisation dans laquelle nous avons appris que le verre est recyclable indéfiniment et ne devrait donc pas retourner dans les sites d’enfouissement. Or, bon an mal an, c’est presque 240,000 tonnes de verre qui entrent dans les sites d’enfouissement. Imaginez, quelque 16,000 camions de 15 tonnes. Et que partout où les bouteilles sont consignées, elles sont recyclées à 100%. De même si la SAQ consignait ses bouteilles, elle ne les enverrait pas dans les centres de tri mais bien chez des recycleurs. Finalement, un troisième exemple c’est notre marché aux puces et notre encan silencieux à Racine: une économie pour toute la population et une économie circulaire vont ici de pair.

Bref l’écologie populaire c’est la lutte contre le gaspillage, c’est l’économie circulaire qui nous fait garder tout ce qu’on a pour un usage futur. L’écologie populaire c’est aussi favoriser l’économie d’énergie en habitation, travailler à la restauration d’un quartier… Ce faisant, on croise le «social» et l’«écologique» au sein des classes populaires.

Louis Favreau

Racine est exemplaire tout comme dans votre région Saint-Camille. Des villages qui se relèvent, qui comptent sur leurs propres moyens, qui sont sortis d’une culture de perdants. Bref ils sont exemplaires mais ce sont deux expériences à petite échelle. La reproduction à une autre échelle de l’expérience de Racine comme de Olier ou de Saint-Camille pose un problème : celui des échelles d’intervention. Qu’est-ce qui bloque sa reproduction à plus grande échelle? À l’interne du mouvement communautaire n’y a-t-il pas une pensée un peu trop portée par le « Small is beautiful », pensée qui considère que quand on devient «gros», on perd forcément son âme ? À l’externe il peut y avoir la faible écoute des pouvoirs publics en place ou encore la force d’inertie de certains mouvements pouvant y contribuer notamment dans le mouvement coopératif ou le «communautaire» avec lesquels tu as beaucoup travaillé, etc.. Autrement dit la reproduction par l’exemplarité ne suffit pas. Vous en êtes-vous tenus au seul développement local ? Que faut-il faire de plus selon toi pour ne pas être qualifié de pratiquer le « localisme »?

Gaston Michaud

Notre expérience n’est pas un accident de parcours. Il y a eu changement d’échelle de nos interventions innovatrices parce que notre conception des choses c’est de penser globalement et d’agir localement. Je donne des exemples : l’expérience de La Brunante, notre coopérative d’habitation d’aînés, s’est répercutée jusqu’au Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM) qui l’a valorisée. Pourquoi ? Parce que notre formule de coopérative est un véritable antidote au vieillissement. Par la suite La Brunante a même été portée jusqu’à l’ONU et présentée comme « modèle » d’un système d’entraide entre gens qui au prime abord sont la plupart du temps considérés comme inaptes. Par ailleurs j’ai présidé la Fédération des coopératives d’habitation de l’Estrie pendant sept ans, ce qui a permis de faire connaître le modèle et d’inscrire notre Coopérative de développement dans un ensemble plus large, qui a permis aussi de faire passer notre idée de mixité et d’entraide.

Le deuxième exemple, c’est celui de notre marché public. Les marchés publics sont généralement des marchés créés par des producteurs. Le nôtre a plutôt donné naissance à une coopérative de consommateurs partant de la valorisation d’une agriculture plus familiale, de l’occupation de notre territoire, de l’essor économique de notre milieu, de la diminution des dégâts de l’agriculture industrielle, etc. L’autre exemple, c’est celui de notre campagne de récupération du verre à Racine qui a eu une influence certaine auprès des organismes environnementaux, qui a finalement rebondi jusqu’à l’Assemblée nationale et qui a mis les magnats de la vidange et la SAQ sur la défensive et les a obligés à s’embourber dans leurs sophismes.

Mais toutes ces expériences, pour se consolider et pour favoriser d’autres initiatives dans un même milieu, doivent s’assurer de garder vivante la mémoire de ces réussites, de ces victoires. Nous avons une histoire de réussites. Donc, nous avons développé une mentalité de gagnants. Si ces réussites se font peu à peu oublier, l’action citoyenne entreprise s’en ressentira parce qu’on aura alors tendance à revenir collectivement au « Ça ne marchera pas ! » lorsqu’il s’agit de démarrer un nouveau projet. La mémoire des choses nous permet de rêver qu’on peut changer le monde, d’entretenir l’idée qu’il est possible de réinventer l’espoir.

Pour en savoir plus sur le développement des communautés dans la perspective de G. Michaud

  • Michaud, G. (2014), La lumière de la terre, Ed. de l’Observatoire estrien du développement des communautés, Sherbrooke, 162 pages.
  • Observatoire estrien du développement des communautés : http://www.oedc.qc.ca/

Pour en savoir plus sur le développement des communautés dans la perspective de Michel Blondin

  • Blondin, M. (2014), L’organisation communautaire : un pionnier raconte http://jupiter.uqo.ca/ries2001/carnet/spip.php?article90
  • Blondin, M., I. Provencher et Y. Comeau (2012), Innover pour mobiliser. L’actualité de l’expérience de Michel Blondin, Presses de l’Université du Québec, 175 pages.

Pour en savoir plus sur le développement des communautés dans la perspective des travaux de la CRDC