Par Nathalie McSween et Louis Favreau

Ce billet est inspiré de la contribution de Nathalie McSween au panel sur la finance solidaire du 14 avril 2025 organisé par le Fonds d’investissement solidaire international du Québec (FISIQ) et l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI) dans le cadre des États généraux de la solidarité internationale.

 

Nommons tout d’abord ce qui est devenu une évidence : la coopération internationale telle qu’elle a existé dans les 50 dernières années, est entrée en crise.

Nous assistons actuellement à un basculement du monde qui s’annonçait depuis un moment déjà, mais que la guerre en Ukraine, l’arrivée de Trump au pouvoir et l’abolition de l’USAID ont révélé au grand jour. Les « 3 D » se sont inversés : alors que nous étions auparavant dans une logique Diplomatie-Développement-Défense. Nous sommes désormais entrés dans une logique Défense-Diplomatie-Développement. Ainsi, la réalité dans lequel nous nous trouvons actuellement est celle d’une réduction des budgets de l’aide publique au développement (APD) afin surtout de financer des augmentations dans les budgets de la Défense. En Europe, plusieurs pays (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Suisse…) ont ainsi réduit leurs budgets d’APD de 30 à 40% dans la dernière année. Au Canada, on ne sait pas encore ce qui nous attend, mais la tendance va dans la même direction, c’est-à-dire vers la Défense plutôt que vers le Développement.

Prendre conscience de la crise que nous allons traverser nous force à voir les choses autrement. Une des conséquences de cette crise est que les activités et les organismes de solidarité internationale (OCI) et leurs partenaires du Sud vont être sous-financés. Nous allons tous devoir compter davantage sur nos propres moyens et adapter nos façons de faire. Nous allons devoir RÉSISTER bien sûr, mais nous allons aussi devoir CONSTRUIRE DES ALTERNATIVES en nous donnant les moyens de le faire.

Compter davantage sur nos propres moyens implique pour les OCI québécois de mettre de l’argent de côté pour pouvoir continuer à travailler dans la durée et développer une certaine capacité d’action autonome en dépit des changements de politiques des gouvernements. C’est dans cette perspective que le Fonds Solidarité Sud a mis en place dès sa création, un fonds de dotation qui assure son autonomie dans la durée. Dans le contexte de crise que nous vivons actuellement, avoir un fonds de réserve stratégique – et donc une capacité d’action qui ne dépend pas exclusivement des financements publics – est encore plus important pour les OCI.

Compter davantage sur nos propres moyens implique aussi de repenser le modèle économique de notre solidarité internationale afin de sortir de la seule culture de la subvention et du don et penser AUSSI au crédit dans le développement de nos relations avec des partenaires du Sud. Pour cela, nous devons élargir nos alliances et nos partenariats. Nous devrons aussi faire des choix stratégiques et y concentrer nos efforts.

Où devons-nous concentrer nos efforts pour « contribuer à un monde plus juste[1] »?

Pour le Fonds Solidarité Sud, un monde plus juste est un monde où les communautés sont en mesure de se prendre en charge dans la dignité et où elles ont accès aux infrastructures économiques de base, en particulier l’électricité et l’accès au crédit. Parce que sans infrastructures économiques, il n’y a pas de développement, il n’y a que de l’aide. Or, il existe un premier droit, celui des communautés à se développer, pas seulement à être aidées.

C’est pourquoi nous choisissons de soutenir le développement des économies de proximité en milieu rural et des infrastructures économiques dont ont besoin les communautés pour se développer. Nous choisissons de concentrer nos efforts sur l’accès à l’énergie verte et sur l’accès au crédit parce lors de la création du Fonds il y a 15 ans, nous avions constaté qu’il s’agissait d’un point aveugle dans notre solidarité internationale. Encore aujourd’hui, il n’y a que très peu d’OCI au Québec qui travaillent sur ces questions-là. Et ce, même si l’accès au crédit et l’accès à l’électricité sont clairement aujourd’hui des déterminants stratégiques de développement au Sud.

L’accès à l’électricité

L’accès à l’électricité change la donne à tous points de vue dans une communauté, particulièrement en milieu rural (consulter notre article de 2021 à ce sujet pour en savoir plus) en plus d’être une clé pour lutter contre les changements climatiques : la consommation d’énergie est le principal facteur des changements climatiques, puisqu’elle représente environ 60 % du total des émissions de gaz à effet de serre dans le monde.

Ce n’est pas pour rien que parmi les 17 Objectifs de développement durable (ODD) établis par les Nations Unies, il y en a un qui concerne directement l’accès l’électricité.[2] L’accès à l’énergie a un grand impact sur le développement humain.

L’accès au crédit

Ce n’est pas pour rien non plus que, parmi les 17 Objectifs de développement durable (ODD) établis par les Nations Unies, il y en a un qui concerne la construction d’infrastructures économiques[3], sans lesquels il ne peut y avoir de développement des communautés.

L’accès au crédit change la donne pour les micro et les petites entreprises qui constituent la base du tissu économique dans les pays du Sud, particulièrement en milieu rural. Or, pour croître, créer des emplois et de la richesse, ces entreprises doivent avoir accès à du capital et pas n’importe quel type de capital : du capital patient et solidaire.

Voici ce qu’en disait Wilfredo Necochea, gérant du Fondo de garantia latinoamerica (FOGAL) lors de son intervention dans le cadre du panel sur la finance solidaire du 14 avril dernier :

« En milieu rural, il est très difficile pour les petites entreprises familiales d’obtenir du crédit pour développer leurs activités. Bien que ces entreprises procurent la très grande majorité des emplois et des revenus pour la population rurale, elles n’ont souvent pas d’antécédents de crédit, pas de garantie à offrir et peu de compétences administratives pour gérer les financements. De plus, l’agriculture est considérée par les banques comme une activité économique risquée; elles préfèrent prêter à des entreprises urbaines. Dans les pays du Sud, la demande de crédit en milieu rural est donc immense »

Ce que Wilfredo Necochea nous disait aussi lors de son intervention est que le Canada, contrairement à l’Europe ou aux États-Unis, n’a jusqu’à présent que très peu répondu à ce grand besoin de crédit entrepreneurial des communautés du Sud. Ce qui est vrai pour le Canada est aussi vrai pour le Québec.

Bien que les idéaux de la finance solidaire soient très près de ceux qui sont portés par les OCI du Québec, nous n’avons collectivement encore que très peu cherché à répondre à « l’immense » besoin de crédit des communautés du Sud. Mais l’existence du Fonds d’investissement solidaire international du Québec (FISIQ) nous permet maintenant de prendre ce nouveau virage.

Oser prendre le virage de la solidarité économique

Pour faire prendre à notre solidarité internationale ce virage vers la solidarité économique, nous devons repenser le modèle économique de notre solidarité internationale pour sortir de la seule culture de la subvention et du don et penser AUSSI au crédit dans le développement de nos activités avec nos partenaires du Sud. Les expériences québécoises de solidarité économique avec le Sud et la finance solidaire qui se met en place à travers le FISIQ ouvrent de nouveaux possibles pour notre solidarité internationale.

 

L’approche que nous avons adopté au Fonds Solidarité Sud est celle d’une combinaison de dons et de prêts en appui à nos partenaires du Sud et aussi de travailler en partenariat avec d’autres OCI qui ont des racines et des ancrages dans les grands mouvements de solidarité économique du Québec. C’est ce que nous faisons depuis 15 ans en travaillant avec UPA DI et SOCODEVI pour soutenir des initiatives de solidarité économique et aussi en associant à nos réflexions et nos projets le FISIQ, la Caisse d’économie solidaire et des organisations comme Ecotierra, comme en fait état la synthèse notre Rendez-vous du 24 octobre 2024.

Nous rendrons bientôt disponible un récit de cette approche combinant le don et le prêt telle que nous l’avons réalisé, en collaboration avec UPA DI, dans le cadre de notre appui au Réseau interrégional des groupes d’économie solidaire du nord-est du Pérou (RED GIES Nor Oriente). À partir d’un don du Fonds Solidarité Sud et de l’appui de volontaires de notre réseau grâce au programme de coopération volontaire d’UPA DI, notre partenaire péruvien est en effet en train de mettre en place un fonds rotatif offrant des prêts à ses 50 entreprises d’économie sociale et solidaire membres dans cinq régions du pays. La prochaine étape pour ce partenaire sera de faire une demande de prêt au FISIQ.  Un dossier à suivre!

La finance solidaire pour (re)mettre l’économie au service de l’humain

Dans le secteur de la solidarité internationale québécoise, la finance a mauvaise presse. Pour de bonnes raisons sans doute, mais souvent sans trop de discernement puisque la finance peut aussi être solidaire. Rappelons qu’au Québec et partout dans le monde, la finance solidaire et ses outils économiques ont été créés par des mouvements sociaux pour créer des alternatives à la finance privée et à sa recherche de rendement avant tout, pour mettre l’économie au service de l’humain.

Au Québec, le mouvement syndical a ainsi donné naissance à la Caisse d’économie solidaire Desjardins, ainsi qu’a des Fonds de travailleurs (Fondaction de la CSN; Fonds de solidarité de la FTQ). Le mouvement coopératif et le mouvement agricole ont donné naissance aux Caisses Desjardins et à la Financière agricole, ainsi qu’à des organismes de coopération internationale qui appuient des coopératives (SOCODEVI) et des organisations paysannes sœurs (UPA DI) au Sud. Avec la création du FISIQ, c’est maintenant le mouvement de la solidarité internationale québécoise qui donne naissance à un outil économique collectif pour réaliser autrement une mission sociale.

Mettre l’économie au service des humains est possible, mais cela ne se réalisera par magie. La journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein disait récemment que l‘infrastructure financière de la nouvelle économie que les progressistes désirent voir advenir est largement sous-développée. Attendre de la finance privée qu’elle développe les outils de cette nouvelle économie, disait-elle, serait comme attendre des compagnies pétrolières qu’elles développent le système d’énergie renouvelable dont nous avons besoin. Bref, pour que cette nouvelle économie voit le jour, nous devons poser des gestes forts.

Le premier geste de solidarité internationale que nous devons poser aujourd’hui est donc de DÉSINVESTIR notre épargne des entreprises capitalistes qui détruisent la planète. Il s’agit d’une priorité absolue!

Le deuxième geste de solidarité internationale que nous devons poser aujourd’hui est d’INVESTIR notre épargne dans des fonds qui soutiennent des économies locales et des entreprises qui ont un fonctionnement démocratique, qui créent des emplois non-délocalisables et du pouvoir d’achat local. C’est ce que fait le FISIQ et c’est ce que font un certain nombre de ses membres actuels comme le Fonds Solidarité Sud, UPA DI et SOCODEVI. C’est la priorité stratégique!

Donner des ailes à notre outil collectif de finance solidaire, le FISIQ

Lors du Rendez-vous annuel du FSS le 24 octobre 2024, Richard Simard, le coordonnateur du Fond d’investissement solidaire international du Québec (FISIQ), disait que les OCI du Québec pouvaient maintenant, grâce au FISIQ, ajouter un nouveau volet d’accès au crédit dans leur coopération avec le Sud. Jusqu’à présent, cinq OCI québécoises ont sauté le pas de la finance solidaire dans leur appui à des partenaires du Sud. En date du 31 décembre 2024, le portefeuille d’investissement du FISIQ auprès de partenaires du Sud était de plus de deux millions de dollars. Des investissements qui sont répartis dans six projets au Pérou, au Nicaragua, au Honduras, au Burkina Faso et au Sénégal. Dans tous les cas, les conditions de succès sont au rendez-vous.

Les conditions de succès de la finance solidaire sont très différentes des conditions qui seraient identifiées par une banque privée :

  1. La confiance. Dans le modèle de la finance solidaire, la proximité entre le prêteur et l’emprunteur est un gage de succès parce que ça permet d’identifier plus rapidement les défis lorsqu’ils apparaissent. Dans le modèle du FISIQ, la relation de confiance qu’ont développé les OCI avec leurs partenaires est centrale : seuls les partenaires des OCI membres du FISIQ peuvent y déposer des demandes.
  2. La patience. La finance solidaire rend disponible du capital patient – au FISIQ, la durée des prêts peut aller jusqu’à 7 ans.
  3. L’accompagnement. La finance solidaire, parce qu’elle va là où les banques privées ne vont pas, va financer des activités qui sont jugées plus risquées et va soutenir des porteurs de projets auxquels il manque souvent les garanties qui seraient demandées par les banques privées. L’accompagnement est donc un facteur clé du succès du modèle de financement des entreprises par la finance solidaire. Dans le modèle du FISIQ, l’accompagnement est assuré par les OCI.Comme on ne fait pas de l’accompagnement économique comme on fait de l’accompagnement pour des activités de plaidoyer ou de développement social, soulignons ici que le FISIQ a mis en chantier un programme de formation pour ses membres, dont les premières fiches, développés par le Fonds Solidarité Sud, sont disponibles sur le site web du FISIQ : Le FISIQ en quelques questions; Changement de paradigme en solidarité internationale; Le droit au crédit : une nouvelle dignité.
  4. Le soutien des pouvoirs publics. Comme le soulignait Fatoumata Ndour, administratrice générale de la Fondation Sen’Finances lors du panel du 14 avril, il est essentiel que les gouvernement nationaux, au Nord comme au Sud, mettent en place un cadre réglementaire adapté à la réalité de la finance solidaire. Le soutien des pouvoirs publics peut aussi prendre la forme d’investissements directs ou indirects.
    • Le gouvernement du Québec à travers le MRIF a investi directement un montant de 3 millions $ lors du démarrage du FISIQ. Nous avons besoin de davantage de ce type de capital.
    • Les gouvernements peuvent aussi investir indirectement dans la finance solidaire en soutenant le travail d’accompagnement économique fait par les organisations. Les expériences québécoises de solidarité économique avec le Sud et la finance solidaire qui se met en place à travers le FISIQ ouvrent de nouveaux possibles pour notre solidarité internationale. Dans un contexte où nous sommes en train de réfléchir ensemble à ce que sera notre nouvelle solidarité internationale, nous proposons que nous nous donnions collectivement les moyens de nos ambitions en ce qui concerne la solidarité économique, notamment en développant un volet de financement public qui serait dédié à des OCI qui travaillent dans cette perspective.

En guise de conclusion : quels engagements concrets pour « prendre le virage » ?

« Les pays du Sud ont aujourd’hui les moyens de mettre en place des expériences adaptées à leur situation si nous les soutenons dans ce sens (…). Il est temps que notre solidarité soit différente. Elle doit se baser sur un appui à une vraie autonomie des acteurs du Sud. »

Martin Pierre Nombré,

Directeur du développement stratégique et de l’innovation,

Caisse d’économie solidaire Desjardins,

Intervention lors du panel sur la finance solidaire du 14 avril 2025

Pour que notre outil collectif de finance solidaire avec les organisations du Sud donne les résultats escomptés, nous avons besoin de :

  1. Mobiliser davantage d’épargne solidaire provenant de l’épargne organisationnelle des OCI et aussi davantage d’épargne solidaire provenant des autres acteurs de l’économie solidaire et coopérative du Québec (les Fonds de travailleurs, par exemple). Nous pourrions aussi y investir davantage de notre épargne individuelle (le dossier des investisseurs solidaires individuels est actuellement à l’étude par le FISIQ).
  2. Faire le choix stratégique de soutenir davantage les OCI qui s’engagent dans une solidarité économique conséquente avec le Sud en créant, par exemple, un volet de financement public qui y est dédié.
  3. Élargir nos alliances avec les mouvements socioéconomiques du Québec. Nous avons la chance d’avoir plusieurs composantes des mouvements sociaux qui ont travaillé à développer chez nous une économie sociale et coopérative résiliente. L’expérience et l’expertise de ces mouvements n’a cependant pas encore été beaucoup mobilisée dans notre solidarité internationale. Cela doit changer.
  4. Développer des alliances avec des institutions de finance solidaire dans les pays dans lesquels nous intervenons et oser repenser et développer avec eux des modèles innovants qui répondent aux besoins des porteurs de projets du Sud. Les alliances qu’a développé le FISIQ avec la Fondation Sen’Finances en Afrique de l’Ouest (Sénégal) et avec le FOGAL en Amérique latine (Pérou) sont des exemples de façons de mettre en commun les expertises des uns et des autres.

Quelques références pour aller plus loin

Outils

Fiches de formation créées par le Fonds Solidarité Sud pour le FISIQ

Fondation Énergie pour le monde

Livres et documents de référence

Favreau, L., C. Mercier et N. McSween (2024) Une solidarité économique en action. Six organisations témoignent, dossier synthèse du Rendez-vous annuel du Fonds Solidarité Sud du 24 octobre 2024.

Favreau, L. (2022). Le Fonds Solidarité Sud. Histoire, parcours et perspectives.

Favreau, L. et L. Fréchette (2019). Solidarité internationale. Écologie, économie et finance solidaire, PUQ.

FSS, FISIQ, UPA DI, SOCODEVI, CECOSOL (2024). « Quand des organisations de coopération internationale du Québec deviennent des investisseurs… et des prêteurs », article du journal Le Devoir, 4-5 février 2024.

Favreau, L. et E. Foy (2021). Développement économique local dans les pays du Sud : l’avenir des services énergétiques.

Klein, N., G. Boulanger et N. Calvé (2015). Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux Éditeur.

 

[1] Cette question est au cœur des débats et discussions des États généraux de la solidarité internationale du Québec en 2025.
[2] L’ODD 7 :  Garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable.
[3] L’ODD 9 :  Bâtir une infrastructure résiliente, promouvoir une industrialisation durable qui profite à tous et encourager l’innovation.