Récit d’une deuxième mission au Sénégal

Par Evelyne Foy en collaboration avec Clément Mercier

Mise en contexte

L’initiative Économie et énergie circulaire verte (E2CV) est un projet pilote qui vise la mise en place d’une cantine scolaire dans la communauté de Mbokhadane (région de Diourbel) au Sénégal, approvisionnée localement et opérée par des femmes du village et des environs afin de fournir un repas nutritif à 450 élèves du primaire et du préscolaire deux jours par semaine. Le village n’étant pas électrifié, le projet comprend aussi un volet d’accès à l’énergie pour trois centres de transformation, l’électrification de l’école de même qu’une case où sera aménagée la cantine. Sans oublier par ailleurs le nécessaire développement de nouvelles activités génératrices de revenus (alimentation de cellulaires par exemple). Partenaires de cette initiative avec le Fonds Solidarité Sud : UPA DI, la Caisse d’économie Solidaire et le Centre TERRE du Cégep de Jonquière.

André Beaudoin et Alain Roy avaient effectué une première mission en mai 2022 en collaboration avec le partenaire de l’UPA DI au Sénégal, le Conseil national de concertation des ruraux (CNCR), afin de choisir le site d’implantation et identifier le partenaire local.

> Relire l’entrevue réalisée suite à cette première mission

Rencontre d’un groupe de femmes engagées dans la transformation et /ou dans le service de cantines scolaires

Automne 2022, deux équipes repartent vers le Sénégal pour y explorer cette fois deux volets : le premier, le démarrage de la cantine scolaire, et le second l’énergie requise pour le développement de l’ensemble du projet. L’équipe chargée du volet des cantines était composée d’Élise Lortie d’UPA DI, de Josée Poirier Defoy, présidente du Regroupement des cuisines collectives du Québec et de Nathalie McSween, coordonnatrice du FSS.

Alain et Gildas discutant de l’électrification à venir avec deux représentants de l’URAPD

L’équipe chargée du volet Énergie comprenait le chef d’équipe Alain Roy, agroéconomiste, Gildas R. Tapsoba, chercheur en énergie renouvelable et rendement énergétique au Centre TERRE du Cégep de Jonquière et Martin Gaudreault, ingénieur, volontaire UPA DI, accompagnés sur le terrain par Ousseynou Ka, chargé de programmes au CNCR.

Les partenaires sur le terrain

En tant qu’organisation nationale, le Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), partenaire privilégié d’UPA DI au Sénégal depuis plusieurs décennies, est appelé à jouer un rôle important dans ce projet qui prévoit une mise à l’échelle régionale et nationale. L’Union régionale des associations paysannes de Diourbel (URAPD), organisation dont les membres sont des organisations paysannes (OP) locales, dont celle de Mbokhadane.

Dans le cadre de cette initiative de coopération internationale entre le Sénégal et le Québec, le CNCR joue un rôle d’appui, de mentorat et de suivi-évaluation, l’URAPD est responsable de la coordination du projet sur le terrain, incluant la stratégie d’approvisionnement local et le collectif des femmes voit à la coordination des activités et à l’animation des équipes de production de repas de la cantine scolaire.

Les centres de transformation de Mbokhadane et des environs sont au cœur du projet et fourniront des produits pour la préparation des repas en provenance des exploitations familiales locales et régionales membres de l’URAPD. L’école primaire de cette communauté est aussi au centre des activités : elle rend disponible un espace pour l’installation de panneaux solaires, apporte un appui pour la distribution des repas et la cantine sera aménagée dans des locaux et espaces attenants à la case des tout-petits.

Pour rendre compte de l’évolution de l’initiative, nous nous sommes entretenus avec Nathalie McSween, Alain Roy et dans un deuxième temps avec Gildas R. Tapsoba.

Entretien avec Nathalie et Alain

Nathalie :
C’était ma première mission dans le cadre de cette initiative, toutefois sur un terrain que je connais, le Sénégal et ses organisations paysannes.  Mon premier objectif était de mieux connaître les organisations partenaires, leur ancrage sur le terrain, leur mode d’organisation.

Et d’ajouter qu’on savait que l’URAPD est une organisation qui regroupe des coopératives dans plusieurs villages. J’ai pu voir que cette organisation, dont les femmes transformatrices sont membres, est bien organisée, ses leaders font preuve de vision à long terme et ils ont les capacités d’appuyer les actions sur le terrain. L’URAPD offre en effet déjà des services économiques à ses membres, comme des batteuses pour le mil, environ 20% de leurs revenus proviennent de ces services. Et donc des conditions favorables pour que ça réussisse avec bien sûr un travail d’appui, de consolidation.

Dès leur arrivée, les membres de l’équipe de mission ont rencontré les responsables (le Bureau) de l’URAPD à Bambey, le chef-lieu du département. Cette organisation regroupe plus de 4 000 personnes et dispose d’un conseil d’administration composé de 42 membres (une personne par organisation membre) qui élit les membres de l’exécutif (le Bureau) et les présidences des comités. Il y a plusieurs commissions et comités, dont celui des femmes qui est pleinement engagé dans le projet.

Le lendemain, une vingtaine de femmes de la communauté de Mbokhadane sont venues pour une rencontre à Bambey. Le modèle prévu pour la cantine leur a été présenté en précisant, entre autres, que les femmes qui préparent les repas – le centre de transformation – seront rémunérées pour leur travail. Ce qui est nouveau dans leur contexte, les cantines traditionnelles financées dans le cadre du programme alimentaire mondial (PAM) ne prévoient pas cela.

Une fois terminées les visites protocolaires avec le chef du village, le directeur de l’école, etc. l’équipe de mission a pu travailler avec les femmes à Mbokhadane même.

Nathalie :
Il y avaitune vingtaine de femmes du village avec qui nous avons discuté de la stratégie d’approvisionnement local, de la composition des repas, etc. : qu’est-ce qui est produit localement ? Est-ce que ce sera suffisant ? Où se procurer le reste ? Comment s’assurer de l’apport nutritionnel des repas compte tenu de l’âge des enfants ? Nous avons appuyé le groupe de femmes dans l’identification des plats qui seraient offerts dans les cadre de la cantine scolaire et déterminé leurs coûts, fait des calculs pour ensuite mettre à l’échelle pour 900 repas par semaine. L’expertise de Josée Poirier Defoy, présidente du Regroupement des cuisines collectives du Québec, était vitale à ces opérations.

Par ailleurs, il faut savoir que les principales productions locales de la région sont le mil, le sorgho et les arachides. Nathalie précise :

Il n’y a ni fruits, ni légumes, pas de poisson. Il faudra donc trouver d’autres producteurs à une distance accessible pour combler les besoins, identifier les marchés où s’approvisionner. Josée Poirier Defoy s’est appuyée sur les connaissances des femmes, leurs méthodes et savoir-faire pour offrir une courte formation sur les quatre étapes d’une cuisine collective (planification, préparation, cuisson, évaluation. Par la suite, l’équipe a appuyé l’URAPD dans l’élaboration d’une stratégie d’approvisionnement par paliers allant du niveau local vers le régional et le national (auprès des membres du CNCR dans la région).

L’équipe Énergie est arrivée une semaine plus tard, pour faire leur travail qui consistait à évaluer les besoins énergétiques et les sources pour les combler. D’entrée de jeu Alain nous dit :

J’ai été tout aussi enthousiaste qu’au retour de la première mission ! On savait davantage où on s’en allait, la confiance existait entre nous et les partenaires, on se retrouvait avec plaisir. Nous sommes vraiment en co-développement d’une formule qu’on veut pérenne qui allie énergie verte et activités économiques rentables. On a deux atouts : une organisation paysanne engagée sur laquelle nous pouvons compter tout en contribuant au renforcement de ses compétences ; les femmes des centres de transformation et celles mobilisées autour de la cantine, sont des actrices centrales.

Alain avait un rôle de chef d’équipe. À ce titre, il a pu établir rapidement des contacts avec le CNCR et l’URAPD permettant d’aller chercher facilement les informations nécessaires au volet Énergie. Par exemple, l’UGPM, une fédération membre du CNCR avec laquelle UPA DI et le Fonds avaient travaillé, a été contacté parce qu’ils ont l’expérience de l’utilisation du solaire pour puiser l’eau pour l’arrosage d’un périmètre fruitier. Ils ont une expertise technique et un de leurs techniciens pourrait éventuellement venir prêter main forte à l’initiative.

Des questions surgissent en cours de route

J’avoue, dit Alain, avoir eu un vrai coup de cœur pour la dimension énergétique du projet et sa complexité :  comment pourra-t-on innover en intégrant l’énergie verte au développement d’activités économiques ? Une cantine scolaire sera difficilement rentable, comment greffer d’autres activités génératrices de revenus ? On peut déjà anticiper les effets collatéraux de l’électrification de l’école : la ventilation des classes, une classe équipée d’un ordinateur donc accès à l’internet, la possibilité de recharge des téléphones, etc. D’autres suivront. On amène l’énergie verte au service du développement économique.

Dans cette expérience-pilote, la stratégie du FSS et d’UPA DI implique qu’il y ait aussi, assurément, une dimension sociale car l’initiative aura un impact sur le plan de l’apprentissage fait par les acteurs et leur capacité d’anticiper les retombées dans l’avenir.

Un volet Énergie : au cœur de l’initiative ou pas ?

Nous nous sommes entretenus avec Gildas R. Tapsoba sur le volet énergie de la mission. Gildas est originaire du Burkina Faso, il est ingénieur et chercheur au Centre TERRE (une chaire de recherche en technologies des énergies renouvelables et du rendement énergétique) du Cégep de Jonquière, soutenue par le Conseil de recherche en sciences naturelles et génie du Canada.

Le Centre appuie des entreprises par le biais de services professionnels d’aide technique, de recherche appliquée, de formation sur mesure et de diffusion de connaissances. La mission de Gildas était financée dans le cadre du projet par le ministère des Affaires internationales et de la Francophonie (MRIF) du gouvernement du Québec. L’apport rigoureux de Gildas a été essentiel au succès de la mission comme l’ont souligné Alain et Nathalie.

Gildas :
Une mission de deux semaines, 12 heures de travail par jour ! Il s’agissait de mon premier séjour au Sénégal, mais bien des ressemblances avec mon pays le Burkina Faso et d’autres pays d’Afrique de l’Ouest que je connais. Notre équipe s’est tout de suite retrouvée dans une communauté qui bouge, qui exprime bien ses besoins et identifie bien là où il y a manque de ressources. De fait, des sillons avaient déjà été tracés lors de la première mission à laquelle participait le chef de mission Alain Roy. Les sources d’énergie identifiées pointaient vers le biogaz et le solaire. Il fallait valider l’énergie requise à trois niveaux : les besoins des centres de transformation, la cuisson des aliments de la cantine scolaire et l’électrification de l’école.

Les données nécessaires à l’analyse ont été collectées au cours des visites et des rencontres avec des utilisateurs (ménages), des organisations paysannes, des techniciens et entrepreneurs et des autorités responsables de la gestion des forêts dans la commune de Ngoye. Une recherche exhaustive de données, faite jusqu’à tard en soirée comme le mentionne Gildas, est venue compléter les informations collectées lors de ces visites.

Énergie pour la cantine scolaire : bois, biogaz, solaire, butane !?

Plusieurs possibilités d’approvisionnement en énergie pour la cantine ont été examinée : le bois, le biogaz, le solaire, le butane. Voyons de plus près la chose à la lumière des analyses faites par Gildas :

Le bois : d’après les informations recueillies auprès des femmes de l’association du village, le besoin en bois de chauffe pour la cantine scolaire serait d’environ 400kg par jour pour 4 chaudrons de 20kg selon leur expérience de la cuisine scolaire mise en place autrefois grâce au financement du programme alimentaire mondiale (PAM). Cela correspond à 800kg de bois de chauffe par semaine pour les deux jours de cantine scolaire.

Le biogaz : à la faveur du Programme National de Biogaz du Sénégal (PNB-SN) en place depuis 2016, plusieurs habitants de Diourbel ont pu se doter d’un biodigesteur. Des échanges à ce propos, il est ressorti que l’expérience n’a pas été concluante : la plupart était en panne. Lors de nos échanges avec les membres de l’URAPD, nous nous sommes rendus compte que le fonctionnement des biodigesteurs et de leur entretien n’étaient pas en cause.

La principale raison était un manque d’intrants pour alimenter les biodigesteurs : la matière organique (restes de table) est donnée aux animaux, donc n’est pas disponible pour alimenter les biodigesteurs. D’autre part, le fumier du bétail (bœufs) est insuffisant, car les éleveurs pratiquent un élevage de transhumance soit la migration périodique du bétail entre les pâturages d’hiver et les pâturages d’été.

Pour envisager l’usage de biogaz, l’achat d’un petit troupeau en embouche rapide pourrait être envisagé (une pratique d’élevage qui réduit la mobilité des animaux mais permet d’engraisser plus rapidement le bétail). Une fois bien engraissé, le bétail se vend mieux sur le marché. Cette piste de solution permettrait d’assurer du fumier pour le biodigesteur, de produire du lait et de générer un revenu. Il serait intéressant de revenir sur ces stratégies avec les acteurs autour de la table (UPA DI, FFS, CNCR et URAPD) de dire Gildas.

Le solaire : Certains membres de l’organisation paysanne membre de l’URAPD à Bambey ont fait l’expérience de cuiseurs solaires. Après estimation, les cuiseurs solaires fournissent entre 10 à 20 fois moins d’énergie que ce qui est requis pour la préparation des 900 repas/semaine à la cantine. Dans une perspective de mix énergétique, cette technologie pourrait être utilisée comme source d’appoint en fonction du menu du jour.

Le butane : ce n’est pas vraiment une source verte d’énergie, mais il s’avère « plus vert » que la coupe de bois et plus réaliste en termes de coûts et de puissance requise que les autres sources examinées. C’est la recommandation que j’ai faite pour la cantine de conclure Gildas.

Alimenter en électricité les centres de transformation

Ces centres sont destinés à des activités génératrices de revenus pour les femmes membres des associations concernées. Il est prévu de doter ces centres de congélateurs pour s’assurer de la préservation des produits. Après avoir parlé avec les professionnels du domaine, entendu le retour d’expériences d’utilisateurs et fait une revue exhaustive de la littérature, l’équipe de mission a pu recommander le choix des appareils et obtenir des soumissions auprès de fournisseurs. Sont prévus quatre congélateurs, un réfrigérateur et des kits solaires photovoltaïques pour les alimenter.

 

Électrifier l’école primaire

Dans la communauté, il y a une école primaire de six classes comptant 400 élèves et une case des tout-petits comptant 50 enfants. Aucune des classes n’est dotée d’équipements électriques. Le besoin en électricité des cinq premières classes est identique et leur dotation sera uniforme. La dernière classe, tenue par le directeur de l’école, fait également office de bureau. Il y aura donc dans celle-ci en plus des lampes, ventilateurs et autres, un ordinateur et une imprimante.

J’ai pu faire l’analyse des besoins énergétiques en fonction des heures d’utilisation et proposer des équipements tels des panneaux solaires, des régulateurs, des onduleurs, des batteries et estimer les coûts, soumissions à l’appui, raconte Gildas.

Nous avons demandé à Gildas quel sentiment l’habitait à la fin de la mission :

Gildas :
Un grand sentiment de satisfaction. Le milieu est réceptif, enthousiaste, les personnes se mobilisent et rebondissent rapidement. Je suis prêt à poursuivre l’accompagnement pour l’exécution du projet. Je me suis senti bien accepté par les Sénégalais. En tant qu’Africain arrivant dans une mission avec des Blancs on est souvent mal perçus, ça m’est arrivé dans d’autres pays, mais pas au Sénégal.

En bout de ligne, l’initiative semble porteuse car l’électrification pourrait s’étendre à d’autres volets : la production agricole par le pompage solaire, l’irrigation, la culture de contre-saison.

Une plateforme énergétique stimule le développement dans une communauté, ça peut inciter des jeunes à y revenir parce qu’il y a des possibilités de mener des activités économiques. Je demeure volontaire ! ajoute Gildas.

2023 sera l’année de tous les défis

Nos trois interlocuteurs reviennent satisfaits du travail accompli, conscients des défis et de tout ce qui reste à faire, confiants dans les avancées possibles. Pour eux, cette initiative bâtie autour d’une cantine scolaire alimentée par des produits locaux introduisant des sources d’énergie verte et largement portée par les femmes dans une communauté rurale amène plusieurs aspects novateurs qui seront examinés et, qui sait, reproduits !

L’idée des circuits courts pour l’agriculture et l’alimentation s’avère particulièrement adaptée alors que l’approvisionnement extérieur est rendu difficile, entre autres à cause de la guerre en Ukraine, rappelle Nathalie. Il s’agit maintenant de planifier la suite, d’établir les budgets, de faire les plans d’affaire, d’appuyer les organisations sur le terrain de manière à renforcer leurs compétences.

L’ouverture de la cantine est prévue dès le début de l’année 2023. Le défi de la prochaine année : fournir des repas jusqu’à la fin de l’année scolaire et planifier la rentrée scolaire de 2023.

Ce à quoi il faut ajouter que l’initiative est multidimensionnelle comme on peut le voir dans le graphique qui suit :

Au fil du temps, le volet du crédit sera crucial : quelle partie viendra de prêts, de dons ou du financement international ? Comment renforcer l’entrepreneuriat féminin ? Le volet énergétique en sera à ses premiers balbutiements : que voudront en faire les partenaires dans l’avenir ? L’hypothèse de base est que le crédit devienne un levier pour le développement d’autres activités économiques.

La prochaine année permettra de mettre en œuvre le projet avec les partenaires locaux, en se frottant aux défis et obstacles qui se présentent sur le terrain tout en gardant à l’esprit la dimension structurante des activités entreprises.

À cet effet, une rencontre internationale sur l’économie sociale qui aura lieu en mai prochain au Sénégal, laquelle pourrait permettre de lancer de nouvelles initiatives de finance solidaire mettant notamment en lien le fonds québécois d’investissement solidaire, le FISIQ et Sen’Finances, une fondation d’utilité publique sénégalaise vouée à la microfinance. On y reviendra : à coup sûr un dossier à suivre !

> Visionner la présentation d’Alain Roy et Nathalie McSween à propos de ce projet lors du Rendez-vous annuel du FSS du 24 novembre 2022  (débute à 1:39:04)