Louis Favreau, sociologue et président du Fonds Solidarité Sud

Fin juillet dernier, j’écrivais une nouvelle sur ma page Facebook concernant la bourse de 20 000 $ que la Cuisine collective Hochelaga-Maisonneuve venait d’obtenir du Fonds de transition socio-écologique de la Caisse d’économie solidaire Desjardins pour son projet déjà en chantier d’une ferme agricole urbaine au beau milieu d’un quartier populaire de Montréal où j’ai travaillé quelques années comme intervenant communautaire à la fin des années 1960 et auquel je suis toujours demeuré attaché. En lisant le texte de la Caisse annonçant cette bourse, je me rendais compte du chemin parcouru depuis ce temps et surtout du parcours de cette cuisine de la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Voici ce que j’en disais tout en mentionnant de façon allusive son lien avec le Pérou. C’est le sujet principal de ce billet car il y a un important lien des cuisines d’ici avec la solidarité internationale. Voyons d’abord ce que j’en disais sur ma page Facebook.

Initiatives citoyennes du Québec en alimentation : la cuisine collective Hochelaga-Maisonneuve ajoute à son actif une ferme agricole écologique en plein cœur de son quartier

Dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, dans l’Est de Montréal, au cœur d’un désert alimentaire, la première cuisine collective à voir le jour au Québec il y a plus de 30 ans, inspirée par l’expérience des cuisines collectives péruviennes, continue d’avoir de l’ambition comme jamais. Groupes de cuisine, entreprise d’insertion socioprofessionnelle, services de restauration (traiteur et cafétaria) ont émergé au fil du temps. Aujourd’hui, nouveau projet : une ferme agricole écologique avec quatre sites, une diversité de potagers et de vergers urbains, 30 000 pieds carrés de serres et 150 arbres fruitiers. Les espaces ont été fournis par Fondaction et la CSN.

La Cuisine H.-M. est déjà passée d’une tonne de légumes à huit tonnes en 2021 et d’ici cinq ans de 35 à 40 tonnes grâce à des cultures verticales. Du côté des fruits on vise six tonnes. Elle a aussi dans son collimateur une épicerie solidaire…et j’en passe! Les cuisines collectives au Québec sont parmi les plus beaux fleurons du mouvement communautaire qui ont épousé l’entrepreneuriat collectif au fil des ans. L’agriculture urbaine à son meilleur! Voilà pourquoi la Caisse d’économie solidaire Desjardins vient de lui octroyer une bourse de 20 000 $ provenant de son fonds de transition socio-écologique

Près de 60 personnes sont venues sur ma page Facebook pour exprimer leur appréciation de voir un tel parcours réussi d’agriculture urbaine dans un quartier populaire considéré comme un véritable désert alimentaire, et cela sur plus de 30 ans, inspiré à l’origine comme aujourd’hui en allant d’un projet à l’autre, jusqu’à cette ferme. Ce qui ressort de cette magnifique expérience, c’est l’ambition de ses leaders, le souci d’un travail dans la durée, et plus que l’entraide un développement structurant sur le moyen et long terme.

Initiatives des cuisines collectives du Québec et solidarité internationale

La Cuisine Hochelaga-Maisonneuve, tout à la fois organisation communautaire et entreprise collective fait partie dès le début des initiatives citoyennes qui s’inscrivent dans une dynamique internationale. Mais elle a ceci de particulier, qu’elle s’est directement inspirée des cuisines collectives du Pérou, pays de référence de ce type d’associations dans le monde, par l’intermédiaire d’intervenants communautaires du quartier qui ont suscité une collaboration avec des organismes de coopération internationale (OCI) québécoises présentes en Amérique latine et notamment au Pérou.

Dans un rapport de recherche de Relais femmes (Fournier, 1999 : 26-29) des leaders des cuisines racontent (extraits) :

Dès le début, au Regroupement, on a été sensibles aux questions de solidarité internationale. Deux des pionnières du regroupement étaient déjà en lien avec quelques OCI. Ces échanges se sont avérés stimulants pour poursuivre leur travail d’éducation et de conscientisation au Québec. On s’est rendues compte que les femmes péruviennes sont très conscientisées et aussi très engagées socialement.

Le regroupement dès sa fondation travaillera donc en étroite collaboration avec Développement et Paix, SUCO, Oxfam Québec, CUSO, Solidarité Québec-Amérique latine (SQAL). Deux événements contribuèrent de façon significative à ces avancées.

Un premier voyage de femmes des cuisines montréalaises au Pérou en 1990

À cette époque (automne 1988), des femmes de la Cuisine collective de Hochelaga-Maisonneuve, responsables de leur groupe, se réunissent spontanément pour échanger entre elles sur différents sujets. Elles se donnent assez rapidement le non de Comité de rêves. Au cours de l’été de cette même année, elles apprennent l’existence des cuisines collectives du Pérou. Elles partagent cette découverte et s’entendent pour en faire part aux autres membres du groupe.

Printemps 1989, une leader péruvienne de la Fédération des femmes de Villa el Salvador (FEPOMUVES) vient en tournée au Québec. Par l’entremise de l’OCI qui l’a fait venir, elle rencontre les membres de la Cuisine collective de Hochelaga-Maisonneuve et les invite au Pérou. Les femmes de la cuisine décident de soumettre un projet à l’OCI concernée qui l’accepte. Les femmes de Hochelaga-Maisonneuve décident alors d’impliquer d’autres femmes des cuisines collectives de Montréal et de former un comité pour organiser et réaliser ce projet. Ainsi, dix femmes de cinq cuisines collectives participeront au voyage : quatre de Hochelaga-Maisonneuve, deux de Pointe St-Charles, deux de Centre-Sud, une de la Petite Bourgogne et une de Villeray.

Solidarité Québec-Pérou naît en novembre 1990. Douze femmes du milieu populaire de Montréal vont vivre l’expérience d’organisation et de solidarité avec des femmes de Villa El Salvador, un bidonville 300 000 habitants en banlieue de la capitale Lima qui est un modèle d’organisation en la matière.

Une 2e visite au Pérou en 1995

Puis trois leaders péruviennes viendront au Québec au printemps 1995. Elles participeront à plusieurs activités dans le cadre de visites de différents groupes de cuisines collectives tant à Montréal qu’en région. Ces rencontres permettent un échange sur leur pratique respective, leur mode de fonctionnement et leur contexte sociopolitique. Elles participent aussi au grand rassemblement à Québec de la Marche des femmes contre la pauvreté en plus de s’impliquer activement dans une journée de solidarité à Trois-Rivières dans le cadre du même événement.

Automne 1995, c’est au tour des Québécoises de se rendre au Pérou. Le groupe est composé d’une intervenante du Regroupement et de trois intervenantes de cuisines collectives (une de Montréal et deux de régions) ainsi que d’une accompagnatrice. Elles visitent plusieurs cuisines collectives de Lima et un projet alimentaire alternatif. Elles participent à une manifestation en faveur d’une législation reconnaissant les cuisines collectives.

Dans les deux cas, les Québécoises constatent que ces Péruviennes représentent une force de changement social qui négocie avec le gouvernement. Elles participeront d’ailleurs à une grande assemblée générale des groupes de femmes de Villa el Salvador, qui rassemblera près de 900 femmes. Ce voyage a secoué et dynamisé les participantes. Les Québécoises ont été très frappées par la détermination, la débrouillardise et l’autonomie des Péruviennes et par la reconnaissance de leur rôle par l’État. Elles sont revenues revigorées, dynamisées, conscientes du rôle de plus en plus important qu’elles peuvent jouer ici, en étant convaincues qu’elles sont dans la bonne voie.

On ne peut pas s’en étonner quand on a pu voir l’important développement des cuisines collectives péruviennes notamment à Villa el Salvador. Mentionnons ici que Villa el Salvador est probablement la réussite la plus grande dans l’édification d’une communauté de solidarité de quartier dans le monde. À cette période (1980-1990) les citoyens ont planté un demi-million d’arbres, construit 26 écoles, 150 garderies, 300 cuisines communautaires, et formé des centaines d’assistants médicaux qui vont de porte en porte (…). Les principaux artisans de cette réussite ont été un vaste réseau d’associations de quartier disposant de représentants dans chaque bloc d’habitations. Avec un dosage équilibré entre une organisation très développée à la base et un système d’administration qui réagit vite afin d’obtenir la plus grande participation possible dans la conception et la mise en oeuvre des actions de la communauté disait un observateur de cette communauté qui avait mené une recherche sur cette mobilisation de premier ordre (Durning, Worldwatch Institute, 1989)

Au Québec, à partir des années 1990, les cuisines collectives sont déjà plus d’une centaine à mettre en place une organisation qui les regroupe toutes, le Regroupement des cuisines collectives du Québec (RCCQ). Un million de révolutions tranquilles titrait un jour son livre, la journaliste d’enquête Bénédicte Manier, ces révolutions tranquilles oeuvrant dans les chantiers de l’agriculture et de l’alimentation, du monde du travail, des énergies renouvelables, de la santé, de la finance solidaire, de l’habitat coopératif, des circuits courts d’approvisionnement… Bref des initiatives citoyennes qui changent le monde. C’est le thème d’un maître-livre de Bénédicte Manier portant sur ces initiatives à travers le monde de la France au Québec en passant par les États-Unis, l’Espagne, le Burkina Faso, l’Inde, l’Argentine… Un travail d’enquête sur 10 ans qui démontre bien que les organisations communautaires québécoises ne sont pas seules et qu’elles sont de plus en plus inscrites dans différents réseaux au plan international.

Initiatives citoyennes québécoises de formation et d’éducation populaire

Tout ça pour dire que ce type d’expérience, nous en avons vu naître bien d’autres dans le mouvement communautaire comme le Centre de formation populaire (CFP) qui fêtait ses 50 ans cette année après avoir formé des centaines et des centaines de militants et militantes du mouvement communautaire, principalement à Montréal mais aussi dans divers coins du Québec.

Le Centre de formation populaire (CFP) a fêté son 50e anniversaire cette année. Un fleuron de l’éducation populaire qui a bien failli y passer au moins à deux reprises. Mais d’où vient ce projet de centre? La plupart ne le savent pas.

À l’origine du CFP, des ateliers de travail dans le cadre d’un cours d’éducation populaire offert aux adultes de la Commission scolaire de Montréal, le cours « Citoyens face au pouvoir », cours rendu accessible aux citoyens des quartiers de l’est de Montréal. L’équipe d’animateurs sociaux dont j’étais et qui travaillait dans ces quartiers avait réuni quelque 250 personnes sur une période de 30 heures. C’est à partir de cette expérience que le projet d’un centre de formation est né et est devenu une priorité d’intervention communautaire (Louis Favreau, page Facebook du 30 mai 2022)

L’histoire du mouvement communautaire (1960-1980)

La suite, des années 1980 à aujourd’hui

Initiatives citoyennes québécoises : l’engagement des coopératives et des syndicats dans la finance solidaire

La Caisse d’économie solidaire Desjardins fêtait elle aussi récemment ses 50 ans. Origine de la Caisse : des syndicats de la CSN qui donneront un élan à des services financiers qui leur sont propres en s’inscrivant dans la mouvance coopérative des années 1970 – une des plus importantes caisses d’économie de groupe nées dans cette période – puis dans les années 1980-1990, ce fut l’émergence des fonds de travailleurs.

Principale institution financière spécialisée dans les entreprises collectives au Québec, la Caisse d’économie solidaire constitue un outil privilégié pour les organisations qui veulent gérer leurs avoirs et leurs finances de manière socialement responsable. De façon notable l’expérience de la Caisse d’économie solidaire Desjardins le démontre. Début modeste en 1971, 65 organisations syndicales décident de mettre chacune $5 000 pour assurer son démarrage en tant que caisse d’économie.

Résultat: après 50 ans, cette caisse de groupes qui fait partie de la famille Desjardins est une de ses plus importantes caisses avec 3,8 G$ en volume d’affaires, 1,9 G$ en actif, 1,7 G$ en épargne (dépôts des membres) 1,2 G$ en prêts. Cette caisse est devenue le principal partenaire financier de quelques 20 262 membres dont 4 082 organisations et entreprises collectives (syndicats, organisations communautaires et de solidarité internationale, coopératives, associations à vocation économique, associations culturelles). La CESD s’engage sans hésitation, s’il y a une viabilité économique potentielle, dans des projets d’infrastructures coopératifs et associatifs. (Favreau, 2022 : 49)

Initiatives citoyennes et solidarité internationale

C’est aussi le syndicalisme agricole québécois qui a fait naître il y a près de 30 ans (1993) une branche internationale, UPA DI pour soutenir des organisations paysannes dans des communautés du Sud et le mouvement coopératif (hors Desjardins) qui a fait émerger sa branche internationale, la SOCODEVI, laquelle soutien le développement de coopératives agricoles, forestières, d’habitation…au Sud. Sans oublier Développement international Desjardins (DID) soutenant depuis le début des années 1970 des coopératives d’épargne et de crédit dans des communautés du Sud[1].

Portrait de UPA DI

Portrait de SOCODEVI

Ces deux ouvrages sont disponibles gratuitement sur le site du Fonds Solidarité Sud : https://www.fondssolidaritesud.org/publications/

[1] Sans oublier Développement international Desjardins (DID) soutenant depuis le début des années 1970 des coopératives d’épargne et de crédit dans des communautés du Sud.

Le Fonds Solidarité Sud fait partie de cette famille d’initiatives socio-économiques

Les personnes qui animent le Fonds Solidarité Sud sont de cette famille d’initiatives socio-économique. Elles ont été pour nombre d’entre elles de la partie dans le mouvement communautaire, dans des coopératives et/ou dans des syndicats. Et les femmes en leur sein ont mené leurs batailles avec la mise sur pied de comités de condition féminine, la mise sur pied d’une fédération d’agricultrices au sein de l’UPA etc.

Aujourd’hui bon nombre d’entre nous sommes retraités ou préretraités. Mais nous continuons…autrement en soutenant des communautés du Sud dans une demi-douzaine de pays. En sachant qu’il n’y a rien de plus efficace que des organisations que nous créons nous-mêmes dans nos communautés sur les enjeux qui se présentent à chaque période, d’une année à l’autre ou d’une décennie à l’autre. Nous savons par expérience, par connaissance de notre histoire, par les compétences sociales développées dans ces actions collectives que le changement se fait sur le temps long, que nous devons penser court, moyen et long terme, autrement dit par-delà la première génération qui les fait naître, que nous devons rechercher le maximum d’impact social, qu’il ne faut pas séparer le social de l’économique ni l’économique du social et qu’il faut être structurant, c’est-à-dire développer des organisations qui sont et seront pérennes. Bref que nous ne pouvons pas rester coller sur l’urgence du moment et sur la seule entraide. C’est ce que nous faisons dans notre travail avec des communautés du Sud.


Références

Durning, Alan B. (1989). « Mobiliser les communautés de base » dans Brown, Lester R. L’état de la planète, Economica, Paris, pages 253-284. Version abrégée de Durning, Alan B.(1988).“Mobilizing at the grassroots: local action on poverty and environment”, Worldwatch Institute.

Favreau, L. (2022). Le Fonds Solidarité Sud : histoire, parcours et perspective. Écologie, économie et finance solidaire, Éd. Service ADB, Fonds Solidarité Sud et CRDC (UQO). https://www.fondssolidaritesud.org/publications/

Favreau L. et L. Fréchette (2019), Solidarité internationale, Écologie, économie et finance solidaire, PUQ, Québec. https://www.puq.ca/catalogue/livres/solidarite-internationale-3699.html

Favreau et Fréchette (1998) Développement communautaire et économie sociale : I’expérience péruvienne de Villa el Salvador CRDC, UQO, http://w3.uqo.ca/crdc/00_fichiers/publications/cahiers/PES5.pdf